Vrai ou faux? L’authenticité est inestimable, l’originalité est non-existante (Jim Jarmusch)

Johnny Depp dans Dead Man de Jim Jarmusch. © ISOPIX/COLLECTION CHRISTOPHEL
Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

C’est notoire: Dead Man de Jim Jarmusch est largement inspiré de Zebulon, un mythique scénario de Rudolph Wurlitzer devenu roman culte en 2008. Mais peut-on vraiment parler de vol qualifié? Acid western, culture sampling et mot le plus galvaudé du siècle, c’est le Crash Test S04E23.

Je suis en train de lire Zebulon de Rudolph Wurlitzer (alias The Drop Edge of Yonder, sorti en 2008) et c’est une sale histoire. Pas tant parce que c’est un western violent, psychédélique et néanmoins comique. Des comme ça, on en a vu d’autres: une grosse poignée de spaghetti déjà et puis aussi El Topo, The Ballad of Buster Scruggs et Dead Man, de Jim Jarmusch. Justement, Zebulon est surtout une sale histoire parce que Dead Man existe. C’est qu’avant de devenir un roman en 2008, Zebulon a traîné une trentaine (!) d’années sous forme de scénario dans les coulisses hollywoodiennes. Sam Peckinpah voulait le réaliser mais il est mort. Hal Ashby était intéressé mais il est mort. Alex Cox voulait le faire, avec Richard Gere dans le rôle principal, mais le projet a avorté. Script maudit? Disons qu’il faisait à la fois fort envie et toutefois un peu peur, puisque c’était du jamais vu, donc du bien risqué: l’idée du dharma bouddhiste, cet état où l’on ne sait plus trop si on est vivant ou si on est mort, transposée dans une comédie amère hyper-violente avec des trappeurs, des chercheurs d’or, des bandits mexicains et des Peaux-Rouges; tous plus bizarres et outranciers les uns que les autres.

Vous commencez à comprendre où on va en arriver. Jim Jarmusch s’est aussi intéressé à Zebulon, d’abord très officiellement, en rencontrant Rudolph Wurlitzer pour discuter d’une véritable adaptation de son script. « Après quelques semaines, il a été clair que nous avions chacun un point de vue différent sur ce que le scénario allait devenir et on a décidé de tout arrêter », a depuis coutume de raconter l’auteur. Sauf qu’en 1995, Jim Jarmusch sort donc Dead Man, avec Johnny Depp, et si Dead Man n’est pas vraiment Zebulon, il y a tout de même de grosses similitudes entre les deux. Quelques scènes identiques, un ton commun et une trame générale vraiment proche: l’aventure mystique d’un type ni vraiment mort, ni tout à fait vivant, « à la frontière entre deux mondes » qui entame un voyage halluciné et violent à travers l’Amérique du 19e siècle, tuant tout au long de son errance pas mal de cinglés habillés de fourrures de bison.

Vrai ou faux? L'authenticité est inestimable, l'originalité est non-existante (Jim Jarmusch)

Wurlitzer aurait pu traîner Jarmusch au tribunal, il ne l’a pas fait. Beatnik pur jus au CV plutôt impressionnant, il a dit se ficher de la considération et de l’argent que le film aurait pu lui apporter. En 2008, il s’avouait même plutôt satisfait d’avoir finalement pu transformer les différentes versions du scénario en roman laissant sur le côté « tout ce qui avait été essentiellement contaminé » par Jarmusch et les années de travail dans les limbes hollywoodiennes. S’expliquant sur le blog de Chuck Palahniuk en 2009, Wurlitzer ajoutait encore que grâce au « pillage de son script », il avait pu aller beaucoup plus loin dans le livre, y développant des idées auparavant laissées de côté et des thèmes qu’il n’avait jusque-là pas abordés. Je confirme: Zebulon, le livre, est bien plus proche des délires « acid western » de Jodorowsky et du terrifiant Méridien de sang de Cormac McCarthy que du finalement plutôt gentillet bien que sanglant Dead Man.

Il est sinon intéressant de pointer que depuis Dead Man, Jim Jarmusch est assez régulièrement accusé de piquer des idées sans les créditer. En 2006, le cinéaste new-yorkais était ainsi poursuivi par un scénariste du nom de Reed Martin lui reprochant de lui avoir pompé un script du nom de Two Weeks Off, qu’il aurait transformé en Broken Flowers, l’un de ses films les plus rentables. Le scénariste insista notamment sur un point précis: son personnage principal, tout comme Bill Murray dans le film, parlait vraiment beaucoup à son chat. Jim Jarmusch avait répondu n’avoir non seulement jamais lu le scénario de Reed Martin mais aussi que des personnages qui parlent à leur chat, ce n’est pas forcément original, donc attribuable à l’un ou l’autre. Elliot Gould le fait notamment dans The Long Goodbye et Art Carney plus abondamment encore dans Harry & Tonto, deux classiques des seventies. Il s’agirait donc éventuellement d’hommages et de clins d’oeil plus que de pompage et c’est bien là le noeud de l’idée défendue. La thèse de Jarmusch est simple: Dead Man serait en somme à Zebulon ce que Oasis est à John Lennon ou, pour rester dans un univers proche du cinéaste, l’équivalent d’une chanson de blues ressemblant à une autre chanson de blues; basée sur les mêmes accords, explorant les mêmes thèmes mais toutefois différente.

Je ne suce pas cette supposition de mon pouce. En 2013, dans le magazine Movie Maker, Jim Jarmusch exposait ses cinq règles de vie créative et l’une d’elle, la cinquième, était pour le coup assez parlante: « Rien n’est original. Volez partout les choses qui font résonner votre inspiration ou alimentent votre imagination. Dévorez des vieux films, des films nouveaux, de la musique, des livres, de la peinture, des photographies, des poèmes, des rêves, des conversations entendues au hasard, de l’architecture, des ponts, de la signalétique routière, des arbres, des nuages, des corps aqueux, de la lumière et de l’ombre. Ne sélectionnez que des choses à voler qui parlent directement à votre âme. Si vous faites cela, votre travail (et votre vol) seront authentiques. L’authenticité est inestimable, l’originalité est non-existante. Et ne vous préoccupez pas d’occulter votre vol – célébrez-le même si vous le sentez. Dans tous les cas, il faut toujours se souvenir de ce que disait Jean-Luc Godard: « ce n’est pas d’où vous prenez les choses qui compte, c’est où elles vous emmènent ». »

Certains diront que c’est une façon bien fanfaronne de balayer des accusations de vol qualifié, surtout que dans le cas de Zebulon, on parle bien d’un script qui était en fait au départ drôlement original. Force est toutefois de constater que Jim Jarmusch s’inscrit dans une certaine modernité en ne voyant pas trop de problèmes à piquer à gauche et à droite de quoi fabriquer sa propre tambouille. De DJ Shadow à Tarantino, de Blurred Lines à The Force Awakens, de James Brown samplé par 80% du hip-hop à Michel Houellebecq recopiant des pages Wikipédia dans un roman, le petit recyclage pépouze et le bon petit chourravage sont partout, de nos jours. C’est même carrément la base de la culture mainstream et plus personne ne s’en offusque. Même pas moi, en fait, vu que tout génial et lésé Rudolph Wurlitzer peut-il être et moi le reconnaître, ça ne m’empêchera pas de continuer à apprécier Jarmusch, du moins sur les films où il ne frime pas trop et raconte vraiment quelque chose. En revanche, on est d’accord, ça ne pinaille pas: « authenticité » est assurément le mot le plus galvaudé du siècle.

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