Voir du pays: « Travailler sur la violence et les femmes, et de déconstruire les clichés »

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Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Cinq ans après 17 filles, les soeurs Coulin signent un film étonnant, investissant un sas de décompression de l’armée française au féminin pluriel. Fort.

Leur acte de naissance cinématographique, 17 filles, mettait en scène un groupe d’adolescentes décidant de tomber enceintes en même temps. Voir du pays, le second long métrage des soeurs Coulin, s’empare d’un sujet non moins inédit, puisqu’il suit deux jeunes soldates débarquant avec leur section dans un sas de décompression organisé par l’armée française dans un cinq étoiles chypriote, histoire de cautériser les blessures, physiques et psychologiques, laissées par une opération en Afghanistan. Tout un programme, dont le film ne se fait faute de montrer les limites, tout en démontant au passage quelques clichés, tandis qu’estivants et militaires s’ébrouent de concert en une cohabitation dont l’on mesure rapidement le potentiel explosif.

À l’origine du film, on trouve le roman éponyme de Delphine Coulin, découlant, explique-t-elle, d’une conjugaison d’éléments: « J’avais envie de travailler sur la violence et les femmes, et de déconstruire ces clichés affirmant que si les femmes étaient au pouvoir, il n’y aurait plus de guerres, ce genre de choses. Le fait qu’il s’agisse de femmes militaires me permettait aussi de parler d’un tas d’autres questions de manière plus évidente que si elles avaient été fleuristes. Pour moi, elles ne sont que plus représentatives d’une situation qui traverse la société tout entière… » Lorient, leur patrie d’origine, étant une ville de garnison, l’auteure disposait d’un poste d’observation idéal, background tenant lieu de porte d’entrée pour une institution que l’on n’a pas surnommée pour rien la « grande muette ». Quant à l’argument du récit, il trouverait dans cet improbable sas de décompression « une espèce de catalyseur pour parler d’une amitié féminine mise à l’épreuve du réel et les faisant se heurter à une désillusion totale ».

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Le cadeau de César

Aussi étonnant que cela puisse paraître, ces sas ne sont pas une invention. Depuis 2008, tous les soldats français revenant d’un théâtre d’opérations y passent trois jours, où ils suivent un programme établi par des psychologues de l’armée, à proximité directe de touristes faisant la fête sans discontinuer –« Ils passent de l’irréalité de la guerre à une autre irréalité, où des touristes sont en train de boire du rosé en permanence depuis dix heures du matin et traînent en bikini, n’étant pas non plus dans le monde réel. Mais si c’est une drôle d’idée de les ramener à la réalité en passant par un endroit totalement artificiel, cela part d’une bonne intention. L’armée a estimé qu’après six mois de tension, de stress, de poussière, de confinement dans des camps, de violence, ce n’était pas une bonne idée que les soldats rentrent pour se retrouver tout de suite avec leur famille. Et trois jours, c’est parce qu’en même temps, c’est toute une organisation, avec des frais. Il y a un côté récompense, un peu comme « le cadeau de César ». Mais cela permet aussi de repérer ceux qui sont un peu fragiles, qui auront un premier contact avec des psys. Pour certains, ça peut marcher… »

Fort de ce cadre, Voir du pays brasse des thématiques diverses, dont les troubles post-traumatiques et leurs conséquences ne sont que la plus apparente. Parmi celles-là, la construction du féminin dans le monde actuel, préoccupation récurrente des cinéastes, et sujet encore exacerbé dès lors que le film se déroule dans un environnement survirilisé, où évoluent avec des fortunes diverses Ariane Labed et Soko –« une évidence », observent à raison les réalisatrices, s’agissant du choix des deux comédiennes.

Un autre thème au coeur du film, c’est le « voir », et le titre peut, bien sûr, être perçu de manière ironique. De même que la guerre y apparaît désincarnée, jusque dans sa reconstitution virtuelle à laquelle doivent se soumettre les soldats lors de séances de débriefing, le « voir du pays » que l’on promet aux engagés est un leurre, tandis que les traumas psychiques répondent, dans le jargon militaire, au terme de « blessures invisibles ». « Ils reviennent avec des blessures qu’eux-mêmes ne voient pas et qu’on essaie de cacher, c’est un jeu de dupes, en fait », souligne Muriel Coulin. Et l’on ne parle même pas de ces conflits que l’on ne veut pas voir, comme si l’on pouvait, par un accès de cécité, en gommer les conséquences, et qui inscrivent le film dans une actualité brûlante, ouvrant sur le monde par-delà le destin singulier de ses protagonistes…

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