Viggo Mortensen: « Falling, c’est une histoire personnelle »

Pour le personnage incarné par Viggo Mortensen, l'heure n'est plus à la colère mais au pardon. © DR
Philippe Manche Journaliste

Avec Falling, son premier long métrage en tant que réalisateur, Viggo Mortensen réussit brillamment son passage derrière la caméra. Un drame familial sensible, généreux et touchant. Rencontre.

De Viggo Mortensen, de passage au festival de Gand en octobre dernier pour y présenter le recommandable Falling (dont la sortie a été repoussée en raison des mesures de confinement), nous n’avons vu que le regard gris bleu. Parfois, au cours d’une trentaine de minutes d’une conversation courtoise et chaleureuse, ses pattes d’oie trahissaient un sourire alors qu’on aurait juste souhaité voir son visage entier. Et se remémorer en quelques nanosecondes le formidable acteur qu’il est, notamment sous les traits d’un père de famille tentant de survivre avec son fils à l’apocalypse (The Road de John Hillcoat), d’un mafieux russe sauvant sa peau dans un sauna de Londres (Eastern Promises de David Cronenberg), de ce papa néo-hippie utopiste (Captain Fantastic de Matt Ross) ou de l’héroïque Aragorn (la trilogie Lord of the Rings de Peter Jackson). Dont acte.

On connaissait Viggo Mortensen poète, photographe, peintre, comédien, musicien, scénariste, producteur, l’Américano-Danois ajoute, avec Falling, une nouvelle corde à son arc. Celle de réalisateur. Avec un sujet intime et personnel qui a vu le jour lors d’un vol au-dessus de l’Atlantique où Mortensen revenait des funérailles de sa maman. « Quand j’ai eu l’idée de Falling, raconte-t-il, j’essayais de trouver de l’argent pour une autre histoire que j’avais dans mes cartons depuis des années. Finalement, ce projet s’est cassé la figure et j’ai mis toute mon énergie à trouver du financement pour Falling. De fait, c’est une histoire personnelle et ça a du sens que ce soit ma première réalisation, mais la vraie raison, la plus honnête, c’est que c’est la première fois que j’ai suffisamment de fonds pour réaliser. » Et au comédien-réalisateur d’enchaîner: « J’ai tenu à dédier Falling à mes deux frères parce que nous partageons une histoire commune. Nous avons les mêmes parents et comprenons la dynamique mari-femme ainsi que la dynamique père-fils même si la perception est différente pour chacun d’entre nous. Alors, oui, il y a des éléments qui font écho à notre enfance mais Falling est une fiction dans le sens où la famille du film est fictive. Je voulais que ce film soit une fiction afin d’avoir suffisamment de liberté pour inventer. En tant que spectateur, j’apprécie assister à la création d’un puzzle sous mes yeux. Je n’ai pas envie de comprendre directement les enjeux. »

Falling voit le retour de John (Viggo Mortensen) au chevet de son père Willis (Lance Henriksen) qui, atteint de démence, se refuse à quitter la ferme familiale. Ressurgit dans leurs retrouvailles ce qui les a toujours opposés: le conservatisme et l’homophobie du père, d’autant plus difficile à supporter pour le fils, lui-même marié à un homme. Avec ses incessants flash-back entre l’enfance et l’âge adulte tant chez John que chez son père Willis, Mortensen le réalisateur offre des scènes absolument magnifiques renvoyant forcément à l’enfance de celui qui a eu 62 ans le 20 octobre dernier. « S’il y a bien une scène vécue, c’est celle où mon personnage, enfant, aide sa maman à déplumer le canard qu’il a abattu avec son père. J’avais quatre ans lorsque j’ai tué un canard à la carabine avec mon paternel. Tout est vrai, sauf le paysage parce que c’était en Argentine, mais c’était en hiver et j’étais frigorifié. »

Magnifiquement dirigé par le comédien/réalisateur, Lance Henriksen signe une prestation quatre étoiles.
Magnifiquement dirigé par le comédien/réalisateur, Lance Henriksen signe une prestation quatre étoiles.

Mortensen, le scénariste, a changé son fusil d’épaule en cours d’écriture pour dessiner sa vision d’une famille aimante et épanouie composée de deux papas et d’une petite fille. « La raison est très simple. Lorsque mon personnage arrive à l’aéroport avec son père, j’appelle quelqu’un et je dis: « Hey! Sweetheart. » On s’attend à voir sa femme et je me suis demandé lorsque j’ai écrit cette scène ce que ça donnerait si c’était son mari. Je me suis posé la question de savoir si ce n’était pas un peu trop. Non, ça marchait. C’est un motif de conflit non résolu entre le père et le fils et ça ajoute de la tension. Je ne voulais pas en faire une famille extraordinaire, juste une famille normale qui a acheté une maison au début des années 90. Lui est pilote, son mari infirmier de nuit, ils ont une petite fille. C’est une famille normale et je pense que socialement, ce n’est pas un problème de montrer cela à l’écran. Quand je parle de famille normale, c’est parce que c’est une famille qui se parle, se respecte, se dit « je t’aime » et s’excuse quand un différend naît. À l’inverse du père inflexible, hors de contrôle et incapable de s’excuser. »

Deux pandémies pour le prix d’une

Connaissant l’engagement politique de Viggo Mortensen -il a soutenu en 2016 lors de la présidentielle américaine la candidature de l’écologiste Jill Stein puis celle de Bernie Sanders-, il n’est pas surprenant de voir à travers Falling et le contraste entre un père réactionnaire et un fils tolérant, le portrait d’une Amérique plus fracturée que jamais. « Quand vous pensez à votre famille, il y a bien un moment où vous allez aborder la société dans laquelle vous vivez. Donc, oui, vous pouvez voir aussi le miroir de l’Amérique même si l’histoire a été écrite durant l’été 2015 lorsque Trump était dans la course à la Maison-Blanche. J’avais le sentiment que la polarisation allait s’aggraver lors de sa présidence. Trump a menti effrontément à de nombreuses reprises. La dimension politique est donc présente mais l’histoire reste focalisée sur cette famille. J’irai plus loin en ajoutant que Falling est le miroir de n’importe quelle société où les gens ne savent pas se parler entre eux. J’étais bien conscient, une fois Obama élu la première fois, que nous allions faire face à la montée des nationalismes. C’est vrai aux États-Unis, c’est vrai aussi en France, en Belgique, un peu partout en Europe. Aujourd’hui, nous faisons face à deux pandémies. La première, c’est le Covid-19. La seconde, qui a toujours existé et qui s’est accentuée ces derniers temps, est celle de la méfiance de l’autre. Même si de temps en temps, certains politiciens plus sensibles essaient de ne pas mettre de l’huile sur le feu. Le film, dans un sens, tombe au bon moment parce que nous sommes à une époque où les gens sont beaucoup plus conscients. Même les plus jeunes. Faire face à l’isolement, à la maladie, à la peur de mourir, à l’incertitude de la vie, à sa fragilité, ça n’est pas nouveau. Mais les gens n’y prêtaient pas attention. Où que vous vous trouvez sur Terre aujourd’hui, vous vous rendez compte que vous pouvez tomber malade et mourir. Maintenant, c’est évident. Certains sont toujours dans le déni mais la grande majorité ne l’est pas. Alors oui, on se balade en rue avec des masques… »

Falling joue sur deux époques, l'enfance et l'âge adulte.
Falling joue sur deux époques, l’enfance et l’âge adulte.

Rencontrer celui qui a collaboré à trois reprises avec David Cronenberg est aussi l’occasion d’avoir le sentiment de l’intéressé sur la polémique née dans la foulée de Green Book, film de Peter Farrelly, qui décrocha trois Oscars en 2019. Mortensen y incarne un chauffeur et garde du corps italien façon The Sopranos au service d’un musicien afro-américain en tournée dans les États du Sud à l’heure de la ségrégation. « C’est un film américain historique bien foutu, dans la lignée de ceux de Preston Sturges, tourné avec un budget de film indépendant. Faire un scandale à ce propos est ridicule et l’Histoire le prouvera, martèle Viggo. On l’a comparé à Driving Miss Daisy (de Bruce Beresford, sorti en 1989, NDLR) mais ce n’est pas un film si mal fichu que cela et la comparaison ne tient pas. Que Spike Lee et d’autres fassent preuve d’opportunisme à ce sujet en accusant le film de racisme me rend triste. Ça a occulté mes chances d’avoir un Oscar mais au final, et au-delà de ça, ce que je déplore le plus, c’est la mauvaise perception que le film a pu générer suite à cette polémique. C’est de la politique. Reste que j’ai adoré participer au film, j’ai appris plein de choses, historiquement et aussi par rapport à mon jeu d’acteur. Cette agitation n’était pas nécessaire et fut injuste à bien des égards. »

Sean Penn, Brian De Palma, Jane Campion, Ridley Scott, Ed Harris, Walter Salles ou Peter Jackson sont quelques-uns -et non des moindres- réalisateurs avec lesquels Viggo Mortensen a travaillé au fil d’une carrière cohérente et intelligente par ses choix. De quoi nourrir son premier long d’une expérience riche, accumulée depuis une trentaine d’années. « Je n’ai pas plus appris des réalisateurs que de la vie elle-même. Mon point de vue sur une histoire vient aussi de ma passion pour la photographie. Vous êtes influencé par tellement d’éléments qu’il est difficile d’y déceler une incidence précise. S’il y a bien une chose que j’ai apprise, c’est l’importance de la préparation et de rester ouvert à toutes les suggestions. Certains réalisateurs techniquement doués paniquent dès qu’on leur soumet une idée. De mon côté, j’étais bien à l’écoute de mon équipe connectée de façon passionnelle à l’histoire et j’ai perçu à plusieurs reprises l’émotion sur le plateau. C’était vraiment une expérience collective. » Avec un Captain Fantastic à la barre!

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