Trump, Brexit, consumérisme…: bilan d’une 67e Berlinale engagée

Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Traditionnellement engagée, la Berlinale a témoigné, dix jours durant, d’une vision radicale du cinéma. Et couronné, en On Body and Soul, de la Hongroise Ildiko Enyedi, un film invitant à s’affranchir des carcans…

Des principaux festivals de cinéma, la Berlinale est traditionnellement le plus engagé. Pour sa 67e édition, la manifestation n’a pas failli à sa réputation, s’inscrivant résolument dans la marche chaotique du monde, et multipliant les appels à la résistance sur tous les fronts. Postulat dont on a eu la démonstration d’entrée, lors de la conférence de presse du jury, l’actrice américaine Maggie Gyllenhaal profitant de cette tribune pour balancer une pierre dans le jardin de Donald Trump: « Je veux que l’on sache qu’il y a de nombreuses personnes dans mon pays qui sont prêtes à résister. » Une déclaration parmi beaucoup d’autres, le trumpisme et le Brexit constituant les sujets de conversation privilégiés des festivaliers -stars, public et journalistes confondus.

Au coeur d’une actualité brûlante

The Other Side of Hope
The Other Side of Hope© DR

Sans surprise, ce contexte sensible a déteint sur les films présentés sur les écrans de la Berlinale. Et le Chinois Liu Jian, auteur avec Have a Nice Day du seul film d’animation de la compétition, une critique du consumérisme à tout crin comme de l’avidité, a réussi à y intégrer aussi bien une citation de Trump -déchaînant l’hilarité dans le Berlinale Palast- qu’une allusion limpide au Brexit, en quelque synthèse des préoccupations du moment. Il n’est pas le seul, loin s’en faut, à s’être emparé de l’inquiétante rumeur du monde. Ainsi l’actualité la plus brûlante s’est-elle invitée à Berlin dès l’ouverture et le Django d’Etienne Comar qui, sous couvert de biopic classique, traitait de la question des tziganes et, partant, de celle des réfugiés, ceux-là même dont, après le formidable Le Havre, Aki Kaurismaki fait encore le sujet de The Other Side of Hope. Le cinéaste finlandais y brocarde la politique de l’administration à leur endroit, à quoi il substitue une solidarité réinventée, celle qui va unir un demandeur d’asile syrien, un ex-représentant en chemises reconverti en restaurateur laconique, et d’autres oubliés du libéralisme encore, pour un résultat aussi savoureux que généreux, et résolument à rebours du repli sur soi. Il est encore question de la Syrie dans Insyriated, du Belge Philippe Van Leeuw, retraçant le quotidien d’une famille retranchée dans son appartement tandis que de l’extérieur parvient le bruit assourdissant du conflit. Transcendant un concept d’essence théâtrale, le cinéaste signe un film d’une puissance rare, non sans sortir la guerre civile de l’anonymat lointain où elle est généralement confinée.

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Malaise du temps présent, toujours, avec le magnifique Colo, de la Portugaise Teresa Villaverde, où une famille -les parents et leur fille de 17 ans- voit son univers se déliter, insensiblement, sous l’effet d’une crise d’une implacable dureté. Et la mère d’évoquer ces « temps de guerre et de maladie », dont le cancer économique n’est pas la moindre, où il convient de recomposer, là encore, les solidarités, geste, prenant devant la caméra, un tour aussi énigmatique que fascinant n’étant pas sans évoquer le cinéma d’un Antonioni -la résistance peut aussi être morale et esthétique. Elle est également farouche chez le Chilien Sebastian Lelio qui signe, avec Una Mujer Fantastica, le portrait fulgurant et sensible d’une jeune transsexuelle confrontée aux préjugés d’une belle-famille lui refusant de pouvoir faire le deuil de l’homme qu’elle aimait (Close-Knit, de la Japonaise Naoko Ogigami, déploie également une thématique transgenre dans une société corsetée). Ou encore chez Alain Gomis dont la Félicité, mère-courage se débattant dans les rues de Kinshasa pour trouver l’argent indispensable à l’opération de son fils, n’est pas sans évoquer une autre figure opiniâtre du cinéma contemporain, la Marion Cotillard de Deux jours, une nuit, des frères Dardenne.

Tout est politique

The Party
The Party© DR

Et puisque tout (film) est politique, la Berlinale en fait la démonstration avec The Party où, sous le vernis d’un babil mondain assassin, Sally Potter dézingue les compromissions de la gauche; Sage-femme, de Martin Provost, dont le personnage-titre refuse d’intégrer, rationalisation oblige, une « usine à bébé »; The Dinner, d’Oren Moverman, où deux couples se déchirent sur la manière de couvrir ou pas leurs enfants, coupables du meurtre d’une SDF; Wilde Maus, de Josef Hader, où un journaliste culturel victime du jeunisme ambiant se lance dans une vendetta insensée; et même le quelconque Return to Montauk, de Volker Schlöndorff où, interrogé par un animateur de radio, un écrivain nordique en tournée promotionnelle aux Etats-Unis réaffirme la primauté de l’Europe culturelle sur l’économique -manière, peut-être, de signifier qu’il n’est pas trop tard pour rêver. S’agissant de résister encore, d’autres en appellent aux figures qui historiques -Raoul Peck, consacrant un biopic par trop décoratif au Jeune Karl Marx, dont les idées ressortent néanmoins dans toute leur force, ou Marcelo Gomes, convoquant, dans Joaquim, Tiradentes, une figure tutélaire de la révolution brésilienne-, qui artistiques, et le cinéaste allemand Andres Veiel consacre un documentaire passionnant par-delà son classicisme à Joseph Beuys, activiste de la pensée.

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Jusqu’au lauréat de l’Ours d’or, le stimulant On Body and Soul, de la Hongroise Ildiko Enyedi (une des quatre femmes en compétition, et la cinquième réalisatrice couronnée à Berlin, ce qui n’a rien d’anodin en soi, si l’on songe au contre-exemple cannois), qui invite à une lecture politique. Deux individus solitaires et renfermés, le directeur financier d’un abattoir et la contrôleuse de qualité fraîchement engagée, découvrent incidemment partager chaque nuit le même rêve, où ils campent respectivement un cerf et une biche se couvrant d’affection. Le début d’une histoire d’amour insolite, traversée de romantisme délicat et décalé, mais une oeuvre où il est aussi question de se soustraire aux carcans imposés par une société rigide, ne semblant répondre qu’aux lois de la productivité et d’un consumérisme obtus. « Il faut prendre des risques si l’on veut vraiment vivre », soutient à raison la cinéaste, et son film, fable de toute beauté sur l’aliénation, résonne aussi comme un stimulant appel à la liberté…

L’assurance des somnambules
Ildikó Enyedi
Ildikó Enyedi© MTI/MTVA

Si le nom d’Ildiko Enyedi, lauréate de l’Ours d’or berlinois pour On Body and Soul, n’est guère familier du grand public, la cinéaste hongroise n’est pas totalement inconnue des cinéphiles, puisque son premier long métrage, My Twentieth Century, lui avait valu la Caméra d’or à Cannes voici près de 30 ans, en 1989. Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts, la réalisatrice se faisant rare sur les grands écrans -son dernier long métrage, Simon Magus, remontait à 1999-, pour se consacrer à l’enseignement mais aussi diriger, ces dernières années, de nombreux épisodes de Terapia, la version magyare de la série In Treatment.

Consacrant, à un peu plus de 60 ans -elle est née en novembre 1955-, son retour inespéré au cinéma, On Body and Soul trouve son origine dans un poème d’Agnes Nemes Nagy, explique-t-elle. « Il a surtout cristallisé en moi un sentiment que j’éprouve comme beaucoup d’autres, à savoir le fait d’être incomprise et de ne pas être en mesure de réaliser tout ce que l’on a en soi, au point parfois de l’oublier et de s’en trouver plus en sécurité. Le poème m’a mise dans une disposition propice à ressentir le contraste entre le trouble et la passion intérieurs et l’ordre extérieur. » Restait à trouver le moyen de traduire cette impression diffuse, entreprise menée en mettant en scène deux personnages solitaires et effacés que la découverte fortuite d’un inconscient commun -ils font chaque nuit le même rêve, s’imaginant lui être un cerf, elle une biche, veillant amoureusement l’un sur l’autre- va lentement soustraire à leur condition. « C’était pour moi un moteur dramaturgique parfait, poursuit la cinéaste, parce qu’une fois les personnages placés dans cette situation, on n’a plus qu’à se mettre en retrait et à les suivre, parce qu’ils vont forcément être amenés à réagir. S’il y a là matière à les rapprocher en effet, cela constitue aussi une expérience paniquante et déroutante à même de les révéler. Ils sont emmenés à sortir de leur zone de confort et à prendre des risques…« Et, partant, à réécrire leur rapport au monde.

C’est d’ailleurs là, pour partie, le prix d’un film qui double la fantasmagorie romantique inspirée d’un agenda politique subtil, invitant ses protagonistes à se libérer avec l’assurance de somnambules des carcans d’une société formatée à l’excès. Si l’essentiel de l’action se situe dans un abattoir aseptisé d’Europe de l’Est, Enyedi suggère qu’elle aurait aussi bien pu se dérouler ailleurs, dans n’importe quelle entreprise produisant de l’aliénation en kit. « Il s’agit moins de chercher le bonheur pour mes deux héros, que de leur permettre de faire l’expérience complète de l’existence, ce dont tend à nous priver une société fort structurée, où l’on en vient même à oublier ce à côté de quoi on passe… » On Body and Soul, ou quelque chose comme se réapproprier la vie, séduisante proposition de cinéma déclinée pour le coup sous la forme d’un rêve éveillé. Et un film que l’on devrait découvrir sur les écrans belges courant 2017 encore…

La Berlinale en 4 instantanés

The Lost City of Z, de James Gray

Trump, Brexit, consumérisme...: bilan d'une 67e Berlinale engagée

Quatre ans après The Immigrant, The Lost City of Z consacre le grand retour de James Gray. Ce dernier délaisse sa ville de New York pour l’Amazonie, où il s’enfonce sur les pas de l’explorateur anglais Percival Fawcett (Charlie Hunnam), lancé, dans les années 20, à la recherche d’une cité mystérieuse. Soit une oeuvre puissante, citant Fitzcarraldo comme Apocalypse Now, mais portant aussi la griffe du réalisateur de Two Lovers, qui y combine le film d’aventures et le drame intimiste de maîtresse façon…

Vazante, de Daniela Thomas

Trump, Brexit, consumérisme...: bilan d'une 67e Berlinale engagée

Période faste pour le cinéma brésilien, qui présentait pas moins de douze films dans les différentes sections berlinoises -euphorie menacée, toutefois, après la destitution de Dilma Rousseff. Parmi ceux-là, l’excellent Vazante, de Daniela Thomas, coréalisatrice avec Walter Salles de Linha de Passe notamment, et signant, dans un noir et blanc lumineux, un drame étouffant, tragédie remontant aux origines du Brésil d’aujourd’hui, et invitation métaphorique à se libérer de toutes les formes d’esclavage…

Insyriated, de Philippe Van Leeuw

Trump, Brexit, consumérisme...: bilan d'une 67e Berlinale engagée

Auteur, en 2009, avec Le jour où Dieu est parti en voyage, d’un film remarqué plongeant au coeur du génocide rwandais, le Belge Philippe Van Leeuw récidive aujourd’hui avec Insyriated, inscrit lui aussi dans une actualité brûlante. Soit une journée dans la vie d’une famille de Damas retranchée dans son appartement alors que les échos de la guerre, effrayants et assourdissants, lui parviennent de l’extérieur. Et, conduit par une superbe Hiam Abbass, un film d’une force rare, prix du public et lauréat du Label Europa Cinemas.

Gog, de Herbert L. Strock

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La Berlinale brille souvent par ses rétrospectives. Dévolue, sous l’intitulé Future Imperfect, à la SF, celle de 2017 n’a pas fait exception, proposant, aux côtés de classiques (THX 138, On the Beach,…) des films inconnus comme Uchûjin Tokyo ni Arawaru, du Japonais Koji Shima, ou Gog (1954), de l’Américain Herbert Strock, délirante curiosité en 3D, où un labo secret étudiant les possibilités d’hibernation de voyageurs de l’espace est l’objet de tentatives de sabotage libérant deux robots en fer blanc, Gog et Magog. Un bijou…

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