True Mothers: Naomi Kawase confronte une famille aux conséquences inattendues d’une adoption

True Mothers met au jour le destin des filles-mères (rôle interprété par Aju Makita).
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Adaptant un roman à succès de Mizuki Tsujimura, Naomi Kawase signe un film sinueux et lumineux autour de l’adoption et du lien maternel. Entretien.

Les adaptations sont rares dans la filmographie de Naomi Kawase, autrice de l’ensemble de ses scénarios à l’exception de ceux de Hanezu, inspiré de l’oeuvre de Masako Bando, puis des Délices de Tokyo, tiré d’un roman de Durian Sukegawa. Deux films auxquels il convient désormais d’ajouter True Mothers, adapté du roman à succès Asa ga kuru, écrit en 2015 par la romancière Mizuki Tsujimura. Un récit gravitant autour de Satoko et Kiokazu, un couple vivant heureux avec leur enfant adopté Asato. Jusqu’au jour où Hikari, la mère biologique du garçon, contrainte par les circonstances à abandonner son bébé alors qu’elle était adolescente, se manifeste, l’harmonie présidant à l’existence de la petite famille s’en trouvant compromise. « C’est comme si ma rencontre avec cette histoire avait été prédestinée« , explique la cinéaste en duplex Zoom depuis Nara, le roman de Tsujimura renvoyant à son vécu personnel, puisque Naomi Kawase a été élevée par des parents adoptifs. Une réalité qu’elle abordait dans ses moyens métrages documentaires autobiographiques des débuts, Ni Tsutsumarete (Dans ses bras), où elle partait à la recherche de son père, et Katatsumori (Escargot), où elle filmait sa grand-mère l’ayant accueillie depuis l’enfance. Deux essais dont True Mothers apparaît aujourd’hui comme le pendant naturel, même s’il procède d’une logique différente: « Ces films ont la même essence, pour ainsi dire, et c’est ce qui m’a parlé dans ce projet, poursuit-elle. Dans son roman, Mizuki Tsujimura a voulu s’attacher tout particulièrement à la perspective du garçon, et c’est ce que j’ai tenu à faire à mon tour. Du fait de mon expérience personnelle, sa perspective est également la mienne… »

Surcroît de vérité

C’est peu dire d’ailleurs que la réalisatrice s’est approprié le roman, True Mothers s’inscrivant dans le droit fil de son oeuvre. Ainsi de la place qu’y occupe une nature souveraine, affirmée dans un mélange de lyrisme et d’émotion dès le plan d’ouverture; cette nature dont elle affirme qu’elle participe de son interprétation personnelle du monde: « On ne peut contrôler la nature, mais si on souhaite qu’elle se comporte d’une certaine manière, il peut arriver en effet qu’elle devienne un jour venteuse, qu’il y ait une tempête ou qu’il se mette à pleuvoir. L’important est d’y croire, et d’attendre les conditions parfaites. Il n’y a là rien de religieux ou de cet ordre, mais il est essentiel de savoir regarder la nature telle qu’elle est. » Ou, autre motif récurrent de son travail, de la présence d’éléments documentaires venus subtilement infuser la narration -un dispositif auquel elle recourait dès son premier long métrage de fiction, Suzaku, en 1997. Ainsi, pour ce film, de la partie consacrée au processus d’adoption et à l’association Baby Baton, accueillant des filles-mères venues y laisser leur bébé pour adoption, suivant une philosophie voulant que ce soit l’enfant qui trouve des parents, et non l’inverse. « Le processus d’adoption est différent au Japon de ce qu’il est dans beaucoup d’autres pays, observe-t-elle. Et je pense que la perception que l’on peut en avoir n’est pas la même qu’en Belgique ou dans d’autres parties de l’Europe. Au Japon, l’adoption n’est pas toujours bien acceptée, et beaucoup de gens ont encore tendance à considérer les enfants adoptés avec une certaine pitié. « Le pauvre enfant, il a été adopté« , reste un commentaire relativement courant. Le système de la famille nucléaire est aussi encore bien présent, tout comme le fait de préserver la lignée -il arrive encore aujourd’hui que l’on divorce d’une femme n’ayant pas donné naissance à un garçon. Je voulais que le public japonais puisse voir de quoi il retournait vraiment, et comprenne qu’il n’y avait aucune raison de considérer les enfants adoptés avec une sorte de pitié. »

Histoire de donner un surcroît de vérité aux scènes tournées au sein de Baby Baton, la réalisatrice a encadré les protagonistes principaux de l’histoire -le couple de parents adoptifs, la maman biologique et la responsable « maternant » aussi bien jeunes filles-mères que candidats à l’adoption-, avec des personnes ayant assisté, quelques années auparavant, à un séminaire sur l’adoption. Pour un résultat d’une troublante intensité, renvoyant à l’essence-même de son cinéma. « Je serais encline à dire que tout mon travail de cinéaste est influencé par ma pratique documentaire. Dès que je me suis dit, à l’âge de 18 ans, que j’aimerais créer des histoires et en faire des films, j’ai réalisé que respecter un plan ne m’intéressait pas. Je voulais créer un environnement qui puisse évoluer de lui-même, et que j’allais accompagner. Et j’ai bientôt compris que ce processus allait aussi affecter directement ma propre existence. C’est comme cela que j’ai découvert combien les films étaient vraiment fascinants, en ce sens que l’on peut apprendre, au départ du documentaire, que la vie s’étend bien au-delà de ce que l’on voit. »

Naomi Kawase sur le tournage.
Naomi Kawase sur le tournage.

Déborder du cadre

Une réalité augmentée, en quelque sorte, pour un impact multiplié, et une disposition nullement étrangère à la haute teneur émotionnelle des films de Naomi Kawase. Pour arriver à un tel résultat, la réalisatrice a peaufiné, au fil des années, une méthode de travail toute particulière. « J’accorde une grande importance au fait de tourner chronologiquement, explique-t-elle. Pour ce film, j’avais déjà réuni la famille un certain temps avant le tournage, afin de nourrir leurs relations avant même de commencer à filmer. J’ai aussi veillé à ce que les deux adolescents de quatorze ans (au coeur de l’une des nombreuses ramifications du film, NDLR) commencent à se connaître en dehors du plateau, qu’ils soient suffisamment proches pour pouvoir construire leur relation… Je tourne chronologiquement, et j’enrichis la réalité de l’expérience des acteurs, avant de créer la structure en postproduction et au montage. Pour ce qui est des axes temporels de True Mothers, l’intention sous-jacente était aussi de préserver l’intérêt dramatique d’une histoire qui, racontée chronologiquement, aurait pu paraître monotone. J’ai travaillé pour ce film avec un monteur français, Roman Dymny, le fait qu’il ne parle pas japonais nous ayant permis de nous concentrer sur l’essentiel: l’arc narratif et l’immersion au coeur des sentiments. » Le langage du cinéma est universel après tout, certainement pour une artiste s’étant employée depuis ses débuts à exprimer l’indicible. Et qui, alors qu’on la questionne plus avant sur cette collaboration, avance à la manière d’une évidence: « Parfois, communiquer par des mots ne rend pas justice à ce que je veux transmettre« .

Déborder du cadre, c’est du reste, l’une des lignes de force de son oeuvre, True Mothers comme ses films précédents, où ce qui est montré ouvre sur un champ plus vaste ne demandant qu’à happer le spectateur. Comme s’il s’agissait de dialoguer intimement avec ce dernier en donnant un ressenti en partage. Celui de ce couple et leur enfant, mais encore celui de cette jeune fille-mère, dont Naomi Kawase reconstitue l’itinéraire avec une minutie généreuse, ébauchant au passage une forme de « sororité » inédite. « La notion de solidarité entre ces femmes est très importante à mes yeux. Ces adolescentes n’ont pas obtenu, historiquement, l’attention qu’elles méritaient au sein de la société japonaise. On n’en parle pas, et j’ai voulu attirer l’attention sur elles, afin que la société prenne conscience de leur existence. » Histoire, pour paraphraser le titre japonais du livre, Asa ga kuru, que le matin arrive. « La société en charge des ventes internationales du film a suggéré True Mothers parce que le titre original n’était guère représentatif de son contenu objectif« , sourit-elle. Même s’il en laissait deviner l’infini des possibles…

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