Serge Coosemans

Sortie de Table (3/5): Huîtres, Soleil Vert, foodporn et ce putain de bon de flic

Serge Coosemans Chroniqueur

Série d’été: durant les vacances, en bonus à Sortie de Route, Serge Coosemans nous fait part de ses notes, de ses trouvailles et surtout de son désarroi de voir la culture pop à ce point envahie par le Fooding. Une mini-série en 5 épisodes où il sera beaucoup question de chefs plus rockstars que Jimmy Page, de Soleil Vert et de Vice Magazine nous jouant sa Maïté…

Dans Kitchen Confidential, sa première autobiographie, le grand chef américain Anthony Bourdain se souvient de sa première huître. Il en parle comme d’une aventure. Tout ce qui a suivi l’huître dans sa vie – son attrait pour la cuisine, le sexe, les drogues et la recherche de sensations inédites – découla, selon lui, de cette première dégustation, de cette véritable épiphanie adolescente. Dans Sound Bites, son sympathique recueil de chroniques sur la bouffe récemment traduit en français (La Tournée des Grands Ducs, Editions Le Rouerge, 2015), Alex Kapranos, le chanteur de Franz Ferdinand, se souvient quant à lui de la première huître de Paul Thomson, le batteur du groupe. Thomson est connu pour tenir un classement des hamburgers qu’il mange tout autour du monde, en tournée. Il a un jour eu envie de goûter une huître parce qu’il avait l’impression d’être jusque-là passé à côté de « quelque-chose d’unique et de décadent ». Le bouquin raconte qu’il a trouvé le goût sablonneux et bizarre. Sa vie ne changea pas, il a même manqué de tout recracher.

Je n’ai quant à moi aucun souvenir de ma première huître. Dans la famille, on a toujours été divisés en deux clans: ceux qui, le repas de Noël, aiment beaucoup ça, et ceux qui, en règle générale, ne veulent pas de ces mollards de mer dans leurs assiettes. Je pense pour ma part avoir fait comme Kadhafi au moment de choisir entre capitalisme et communisme, c’est-à-dire ouvrir une troisième voie. Celle de ceux qui s’en foutent complètement. Mon meilleur souvenir d’huître tient de la pure provocation. Bien torché un soir de réveillon chez un type un peu huppé, je nous faisais en cuisine des toasts aux huîtres à la sauce andalouse. C’était étonnamment bon mais le gars était furieux, vraiment scandalisé, et ne nous a pas laissé continuer l’expérience, pour lui carrément sacrilège. Selon moi, Roxy Music, la cocaïne, le champagne et les saunas gay peuvent être considérés comme très sophistiqués et décadents mais l’huître n’est jamais qu’une sorte de cousine de la moule. Sans importance, donc. Et à vrai dire, je préfère les moules. Ça doit bien faire 2 ans que je n’ai pas mangé d’huîtres et ça ne me manque pas, alors que j’attends avec impatience le retour des mois en « R », histoire de m’enfiler des jumbos par containers. Ma dernière demi-douzaine d’huîtres ne m’a d’ailleurs pas du tout convaincu: trop sablonneuses et descendues avec un pinard qui goûtait le sucre à l’éthanol, en plein Flagey, au milieu de capitaines d’industrie en pantalons saumon et de blondes du genre à militer au MR local. Enlevez d’ailleurs tout le rituel social bourgeois de la dégustation d’huîtres et que reste-t-il? Un coquillage mutant. Dès lors, tant qu’à faire dans le fruit de mer bizarre, autant manger du plancton. Comme dans Soylent Green/Soleil Vert, le film réputé le plus anti-foodie de l’histoire du cinéma.

Soylent Green is made of people, aaaarrrrgggghhhh…

C’est une réputation usurpée. Sorti en 1973, ce quasi-nanar de Richard Fleisher joue en fait principalement sur la nostalgie d’un monde plus vivable et l’angoisse de la malbouffe industrielle. L’histoire se passe en 2022, dans un New-York surpeuplé et quasi tropical de 40 millions d’habitants. Le réchauffement climatique fait qu’il n’y a plus grand-chose à se mettre sous la dent (les récoltes brûlent), sauf du côté des riches. Les autres 99% de la population bouffent quant à eux de la nourriture synthétique ou à base de plancton, qui est mise sur le marché par une société monopolistique, la Soylent. Un soir, un proche de ce consortium se fait tuer dans son appartement de luxe par un jeune sosie de Crocodile Dundee que nous, spectateurs, savons avoir été payé par les associés du type en question pour le mettre hors d’état de parler. Charlton Heston mène malgré tout l’enquête, sous les traits de Thorn, un flic débonnaire et abusif qui pique le bourbon, la viande, les tomates, une pomme, le savon, les essuies de bain et la femme de cette principale scène de crime. Ce qui ne l’empêche pas d’être un « putain de bon flic, oh oui, un putain de bon flic » comme son supérieur lui dit au moins cinq fois tout au long du film. Thorn est même tellement bon qu’il se rend très vite compte que la Soylent cache un terrible secret. C’est très facile pour un putain de bon flic comme lui, il lui suffit de prendre un rapport exposé en évidence sur la principale étagère de cette même scène de crime et de le ramener à son colocataire qui adore lire. « Tu ne sais pas quoi, Derrick Junior?, s’exclame celui-ci au bout de quelques pages. Ce rapport dit que les océans sont en train de mourir. Il n’y a plus de plancton dedans. Soylent nous entube pire que jadis la lasagne au cheval! » Thorn entend le prouver au monde et après quelques coups de poings, coups de sang et autres coups de feu, découvre le pot-aux-roses: la petite tablette de Soylent Green qu’on vend en bas de chez lui n’est effectivement pas du plancton mais du cadavre humain reconditionné à l’usine. « Soylent Green is made of people, aaaarrrrgggghhhhh », hurle Charlton Heston à la fin du film, blessé à mort par les sbires de la Soylent et dégoûté de l’humanité et de ses combines minables, comme d’ailleurs dans tous ses autres films de science-fiction de l’époque (La Planète des Singes 1 et 2 et The Omega Man/Le Survivant). « Soylent Green is made of people » est depuis devenu une réplique célèbre de la pop-culture et bien plus encore. En fait, depuis 2013, Soylent existe vraiment. Et ce n’est (a priori) pas du cadavre.

Soylent Geek

Notamment racontée par The New Yorker, cette affaire tient de la success story geek. À San Francisco, trois jeunes gars essayent de monter leur start-up mais se plantent. Ils sont fauchés, n’ont plus rien à bouffer et l’un d’eux, Rob Rhinehart, se met dans l’idée d’inventer le substitut alimentaire définitif, celui qui permettra pour de bon de « se libérer de l’obligation de manger ». Il y va très sérieusement, étudie la nutrition en dilettante, fait part de ses trouvailles et de ses expériences sur son blog. Les réseaux sociaux s’enflamment, Reddit surtout. Les recherches de Rhinehart ne sont pas isolées, encore moins cinglées. La nourriture synthétique a beau être associée dans nos esprits au Tricatel de L’Aile ou la cuisse, depuis que les futurologues nous prédisent la disparition du steak, des famines touchant des centaines de millions de personnes et des émeutes de la faim dans les pays industrialisés, les firmes bio-tech ont la cote. Trouver une solution urge. Et rapportera gros.

Même si pas forcément encore tout à fait au point, le Soylent de Rhinehart pourrait être une solution plus crédible que les autres. Depuis le début de cette année, c’est en tous les cas une success story, un buzz, ainsi qu’une histoire de gros sous, avec l’arrivée de Rosa Labs et de son renfort-caisse venu s’ajouter aux milliers de dollars jusqu’ici récoltés via le financement participatif. Le Soylent est l’objet d’une attention jouette. Les gens le mélangent à de l’alcool, à du café, à des jus de fruits. Même si la recherche est en coulisses très sérieuse, il se vend comme un produit fun. Ce qu’il n’est pas. Un journaliste de Vice Magazine (who else?) a essayé le Soylent durant un mois comme s’il ne restait que ça au monde et a tiré quelques grosses réserves de son expérience. C’est que ça n’a aucun goût (c’est voulu), que l’on se sent vite vaseux et qu’il ne faut pas oublier de boire beaucoup plus d’eau que lorsque l’on se nourrit normalement, sous peine de rapide déshydratation.

Si la technologie de remplacement est donc à quelques ajustements d’être prête, le monde l’est moins. Certes, en cas d’apocalypse zombie, c’est sans doute ce que l’on avalera faute de mieux mais comme l’a en quelque sorte très bien résumé la copine du gars de Vice, « bouffer juste pour les nutriments, c’est comme ne coucher que pour procréer ». Autrement dit, ça ne marchera pas tant que les gens auront le choix. Cela n’émeut pas Rhinehart outre mesure, qui a beau avoir piqué le nom de Soylent au film avec le putain de bon flic, se défend toutefois de vouloir un avenir où l’on ne se nourrirait plus que de sa création. « La plupart des repas des gens sont oubliés, avance-t-il au New Yorker. Dans le futur, je pense que l’on verra surtout une différence entre les repas fonctionnels et utilitaires et ceux que nous prenons pour l’expérience et la socialisation. » Bref, Rhinehart n’entend pas du tout mettre fin à la tyrannie foodie et à la religion des brunchs du dimanche. Son principal concurrent, ce sont les nouilles lyophilisées avalées sans s’en rendre compte l’oeil fixé sur l’écran et les pizzas en carton à 3 euros expédiées en 3 coups de dents en plein milieu d’une partie de Call of Duty. Autrement dit, même ce qui paraît tenir de l’utopie la plus anti-foodie qui soit est au fond encore totalement foodie. Soylent is foodporn too, arrrrrghhhh.

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