Santa Sangre, raconté par Alejandro Jodorowsky

Santa Sangre © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Durant l’été, Focus revisite un film culte en compagnie de son réalisateur. Cette semaine, Santa Sangre, chef-d’oeuvre baroque passablement allumé sur lequel Alejandro Jodorowsky porte un regard passionné… Série films cultes, 6/7.

Une douce euphorie règne dans cette suite d’un palace cannois. Vingt-trois ans après son dernier film, un Rainbow Thief de douloureuse mémoire –« Je haïssais Peter O’Toole, et aujourd’hui encore, je le hais, je le hais, je le hais », martèle-t-il obstinément, écho de son aversion pour les stars-, Alejandro Jodorowsky vient de présenter La Danza de la Realidad à la Quinzaine des Réalisateurs. L’accueil a été à la mesure de l’attente, et le réalisateur d’origine chilienne, 84 printemps, laisse libre cours à son enthousiasme: « J’ai fait ce film pour me guérir, s’enflamme-t-il. Et pour montrer aux autres une manière de cicatriser les souvenirs et le passé. »

Le passé, parlons-en justement. Artiste polyvalent, Jodorowsky s’est aussi imposé comme l’un des cinéastes les plus singuliers de son temps, payant toutefois son originalité au prix fort: sept films à peine en 45 ans –« C’est une industrie qui brasse de l’argent, et moi je voulais faire de l’art », observe-t-il dans un rare accès de laconisme. Mais quels films, objets pour la plupart d’un culte fervent, entretenu par des admirateurs allant de George Harrison à l’époque de El Topo, en 1970, à Nicolas Winding Refn, qui ne manque pas une occasion de rappeler que l’auteur de La montagne sacrée lui a intimé, par tarot interposé, de réaliser Drive. Parmi ses excentricités cinématographiques, Santa Sangre occupe une place à part. Et si, dans l’exaltation cannoise, Jodorowsky évoque, pêle-mêle, l’énergie anti-gravitationnelle, le nuage de marijuana l’accueillant à la première new-yorkaise de El Topo ou les miracles dont est pavé son quotidien, il ne cache pas que le film, réalisé en 1989, garde sa préférence, et pour cause: « J’y ai transformé le film criminel en quelque chose d’artistique. »

Santa Sangre
Santa Sangre© DR

Un fou, un naïf ou un escroc

Comme chacun de ses longs métrages pratiquement -et l’on ne parle même pas des projets avortés, comme une adaptation de Dune dans laquelle il s’était investi corps et âme, avant d’en être dépossédé-, Santa Sangre a connu une histoire tumultueuse. L’effervescence cannoise retombée, on retrouve l’artiste dans son appartement parisien, où il entreprend de la retracer par le menu. Au moment de se lancer dans l’entreprise, il y a neuf ans qu’Alejandro Jodorowsky n’a plus tourné, à savoir depuis Tusk, sorti en 1980: « J’ai besoin de temps pour trouver quelqu’un qui soit prêt à risquer de me laisser tourner un film différent de tout ce qui se fait, et sans public prédéterminé. C’est difficile. Je dois trouver soit un fou, soit un innocent, soit un escroc: si c’est un fou, c’est explicable; si c’est un naïf, c’est l’ambition de faire un film; si c’est un escroc, c’est très simple: il s’agit d’un producteur qui n’a pas d’argent, et qui prend celui des autres. Il prend cinq millions, en empoche deux et en met trois dans le film, en se fichant qu’il soit bon ou mauvais. Voilà comment cela fonctionne, et moi, je dois attendre un miracle à chaque nouveau film. »

Fou, naïf ou escroc, Jodorowsky se refuse à trancher lorsqu’on l’interroge sur Claudio Argento, le producteur italien à l’origine de Santa Sangre, non sans relever, néanmoins, n’avoir jamais gagné un sou avec le film. « Claudio Argento, qui produisait les films de son frère Dario, m’a dit vouloir faire quelque chose de différent. Il avait envie d’exister par lui-même, chose que je comprends -c’est d’ailleurs pourquoi il a affirmé être l’auteur du scénario, alors que c’est moi qui l’ai écrit. Il voulait que je fasse un film de serial killer, et je m’y suis pris à ma manière. »

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Vaguement inspirée de celle du criminel mexicain Gregorio Cardenas, l’histoire prend, devant la caméra de Jodorowsky, un tour surréaliste pour le moins. Soit le destin de Fenix, jeune magicien ayant grandi dans un cirque entre Orgo, un père lanceur de couteaux et coureur de jupons, et Concha, une mère trapéziste à la jalousie maladive. Un gamin dont la vie va basculer le jour où son père succombe aux charmes de la Femme Tatouée. Et l’occasion, pour Jodorowsky, de signer un sidérant récit de folie et d’obsession, une fresque baroque et sanglante peuplée, liste non exhaustive, de fanatiques religieux, de lutteurs travestis, de vivants, de morts et de mortes-vivantes, d’une femme sans bras et de l’homme invisible, et l’on en passe, comme la foule des mendiants se ruant sur le cercueil d’un éléphant, ou les trisomiques que l’on conduit au cinéma avant de leur faire sniffer de la coke, le tout dans un déluge de couleurs et de musique, de bruit et de fureur, tout motifs puisés, dit-il, dans son inconscient. « Pour faire un film, je dois tromper les producteurs, rigole encore Jodorowsky 25 ans plus tard. Je ne leur donne un scénario qu’afin qu’ils puissent calculer combien cela va leur coûter. Après, je fais ce que je veux, en suivant la structure quand même: à savoir que si j’avais 70 lieux, j’en ferai 70, et s’il y en a 30, j’en filmerai 30. Mais sur place, je fais ce que je veux: écrire un scénario est une chose, mais filmer le script, c’est un art. » A toutes fins utiles, le réalisateur s’en ira, comme à son habitude, tourner au Mexique, l’éloignement du producteur étant gage de liberté. Et si Argento déléguera bien un assistant, celui-ci brillera toutefois par son absence: « C’était un escroc. Il se rendait un peu partout au Mexique pour chercher des voitures des années 50 et 60 et faire des affaires. Je pense qu’il en a ramené 50 en Italie. » Au moment où la production italienne viendra à faillir, il se trouvera des Japonais, fans de l’artiste, pour prendre le relais. Morale de l’histoire: Jodorowsky fera bel et bien l’ovni cinématographique qu’il souhaitait.

Santa Sangre
Santa Sangre© DR

Recolorer l’arbre généalogique

Sur celui-là, il pourrait servir des anecdotes à foison. Ainsi, déjà, du casting: Dennis Hopper fut, par exemple, approché pour jouer le rôle de Orgo, finalement octroyé à Guy Stockwell. Commentaire de Jodo: « Heureusement qu’il ne l’a pas fait. Il m’admirait, mais quand un acteur te dit quelque chose, il ne faut pas trop le croire, parce que quand son intérêt économique entre en jeu, il n’y a plus d’ami. On a offert 300.000 dollars à Hopper, mais c’était trop peu pour lui. Argento voulait aussi l’autre, Nicholson, et sa femme de l’époque, Anjelica Huston. Il leur a parlé, Nicholson connaissait El Topo et m’admirait, mais ils demandaient 500.000 dollars chacun, et il n’avait pas les moyens. Heureusement, j’aurais dû changer tout le film. » Lequel fait fort bien l’affaire en l’état, convenons-en. Si le cinéma d’horreur lui offre ses fondements, Jodorowsky l’aère de spiritualité -le mystique et le profane entamant un fascinant pas de deux au même titre que le rêve et la réalité. Du propre aveu d’un réalisateur que n’effraient pas les fanfaronnades, ses tournages sont « très organisés et chaotiques à la fois ». « Il y a une part d’improvisation, ce que j’appelle des miracles. J’ai filmé le suicide place Garibaldi, un endroit où se trouvent les mariachi, les voleurs, les prostituées, le monde de la nuit. Il y avait un vieil ivrogne qui chantait et j’ai demandé qu’on garde son chant, que j’ai mis en fond. La piscine pleine de sang, c’était les restes d’une piscine vus dans un terrain vague. J’ai construit une église en carton par-dessus. Je profite des lieux. Quant à l’église des prostituées, c’était la leur: elles faisaient des passes à côté, cela coûtait trois dollars -un pour la prostituée, un pour le souteneur, un pour le curé. On me respectait, et j’ai pu tourner dans des lieux chargés. »

Certaines scènes font, pour leur part, directement écho à la vie de Jodorowsky -il ne faut pas aller chercher ailleurs les raisons de la place prépondérante qu’occupe le cirque dans son cinéma qui, en plus du Freaks de Tod Browning, référence d’ailleurs assumée, renvoie aussi à l’univers personnel du cinéaste. De même, la scène, merveilleuse, de la pantomime, spectacle féerique et tragique où le fils prête ses mains à sa mère, découle de son expérience de mime, et de sa longue collaboration avec Marcel Marceau: « C’est une pantomime que j’ai passée à Marceau, et qu’il a faite de façon magistrale. J’ai repris sa réalisation pour la mettre dans mon film. » Enfin, et c’est là peut-être le plus important, si la mort, le sexe et la religion -à quoi il joint volontiers la politique- occupent ici les avant-postes, il n’en va pas autrement de sa famille. « Une des caractéristiques du mouvement Panique que nous avons créé avec Topor et Arrabal, c’était que l’artiste rentre dans son oeuvre, qu’il ne reste pas en dehors. » Précepte appliqué à la lettre, puisque après avoir joué lui-même dans El Topo et La montagne sacrée, Jodorowsky cède le relais à ses fils dans Santa Sangre ou La danse de la réalité, film semi-autobiographique où Brontis, l’un de ses enfants, interprète… le père du réalisateur, dans une relecture troublante de la généalogie familiale.

Santa Sangre
Santa Sangre© DR

Du reste, à (re)voir aujourd’hui les deux films, leurs connexions apparaissent limpidement. « Je fais des films comme si j’étais un poète: une partie de mon âme s’y retrouve. Et je parle des expériences que j’ai vécues, déguisées dans une forme artistique. Avec La danse de la réalité, je me suis dit: « Pourquoi ne pas aller directement dans ma vérité, et parler de mes expériences réelles? » En le voyant, on peut comprendre ce qui se trouve en-dessous de mes autres films. » Ainsi, notamment, des relations avec son père et sa mère. « On peut recolorer l’arbre généalogique, et le passé, comme on recolore les vieux films, poursuit Jodorowsky. Le passé, tu le vois du point de vue que tu avais au moment de cette expérience, c’est un souvenir enfantin. Mais si tu vas vers lui comme adulte, il change, et n’est plus si féroce que cela, tu le comprends. Ce que tu donnes au personnage, tu te le donnes à toi-même. J’ai fait se réaliser ma mère: elle voulait être chanteuse d’opéra? La voilà chanteuse d’opéra. Mon père était inhumain? Je lui ai donné l’humanité dont il avait besoin. Je leur ai donné un rôle plus utile pour moi. Et cela me change moi, ma famille et même Tocopilla, le village où je suis né. » Et de conclure, face à l’omniprésence du chaos, à la guérison de son âme: « Je crois que je peux mourir en paix. Sérieusement. Je pense que le but de la vie d’un être humain, c’est de mourir en paix. » Vérité qu’il accompagne toutefois de l’énumération de la foultitude de projets qui l’attendent -soit, dans l’immédiat, trois BD à terminer, et puis, un prochain film, suite du précédent, et dont le titre, Poésie sans fin, apparaîtrait comme la synthèse de son existence…

Un sacré cinéaste

Alejandro Jodorowsky
Alejandro Jodorowsky© DR

« L’art est ma vie », proclame Alejandro Jodorowsky, qui a embrassé des terrains d’expression multiples -poète, dramaturge, auteur de BD, clown, marionnettiste, écrivain, et l’on en oublie certainement. Son parcours de cinéaste, il l’a entamé en 1968 au Mexique avec Fando & Lis, d’après une pièce de son compère surréaliste Arrabal. « Le film a fait scandale. Les gens voulaient me lyncher, littéralement », raconte-t-il, avec son sens consommé de l’effet. Qu’à cela ne tienne, El Topo, western métaphysique, le consacre deux ans plus tard superstar de la contre-culture, statut conforté, en 1973, par La montagne sacrée, proposition ésotérique inspirée du Mont analogue de René Daumal. Fascinant, le délire n’est pas que visuel: l’artiste s’auto-proclame « Cecil B. de Mille de l’underground ». Film d’aventures pour enfants, Tusk (1980) est un échec, qui le tient éloigné des plateaux pendant neuf ans. Le retour n’en est que plus sidérant, Santa Sangre s’imposant comme son chef-d’oeuvre définitif. Dans la foulée, The Rainbow Thief apparaît fort anecdotique, que suivra un nouveau silence cinématographique de 23 ans, rompu il y a quelques mois avec La danse de la réalité, film semi-autobiographique guère moins frappé que les oeuvres les plus allumées d’un cinéaste mythique.

SANTA SANGRE, LE 13 AOÛT À 19 H À LA CINEMATEK, RUE BARON HORTA, 9, 1000 BRUXELLES. www.cinematek.be

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