Samuel Maoz: « Je construis mes films comme des voyages émotionnels »

Foxtrot raconte un pays hanté par le traumatisme de la Shoah, embourbé dans "le mythe de la menace permanente". © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Huit ans après Lebanon, le cinéaste israélien Samuel Maoz signe avec Foxtrot une oeuvre audacieuse et bouleversante, une tragédie intime dont le tempo serait dicté par la guerre, absurde…

Huit ans après le sacre de Lebanon, son premier long métrage, on a longtemps cru que Foxtrot vaudrait à Samuel Maoz un second Lion d’or à la Mostra de Venise. S’il a finalement dû « se contenter » du Grand Prix, le jury présidé par Annette Bening lui préférant le non moins estimable (et plus accessible) Shape of Water, de Guillermo del Toro, le deuxième film du réalisateur israélien a néanmoins profondément marqué les esprits. Après une plongée sans filet dans l’horreur de l’engagement militaire au Liban, il signe cette fois un ballet en trois temps gravitant autour d’un couple confronté à la perte d’un fils, manière de questionner l’absurdité générique de la guerre, tout comme la fatalité.

Si un hiatus aussi long a séparé ses deux films, c’est, explique Maoz, parce qu’il se multiplie sur divers fronts: « Il m’a en fait fallu trois ans pour accoucher de Foxtrot , mais j’ai aussi beaucoup d’autres activités. Je peins, je m’occupe de ma fillette, et j’écris -je rassemble dans un livre une collection de monologues et de scènes que j’ai rédigés mais que je ne tournerai jamais. » S’y ajoute que Lebanon, qui relatait sa propre expérience de la guerre du Liban, coulait presque de source, comme beaucoup de premiers longs métrages à consonance autobiographique: « Foxtrot s’est avéré plus difficile à faire. J’avais Lebanon en moi. Il m’a fallu 25 ans pour arriver à le tourner, mais il était tout le temps présent, n’attendant qu’à sortir. C’était un film tenant du coup de poing dans l’estomac, il se voulait choquant, tandis que cette fois, j’ai voulu m’atteler à un projet à la fois plus complexe, plus philosophique et plus élégant, ce qui s’est avéré plus difficile. »

Sans être pareillement inscrit dans sa chair, Foxtrot découle néanmoins de l’expérience personnelle de Maoz, le film trouvant son origine dans une histoire lui étant arrivée il y a quelques années déjà. « Ma fille aînée devait partir pour l’école, mais, comme souvent, elle ne s’est pas réveillée à temps. Pour ne pas arriver en retard, elle m’a demandé d’appeler un taxi, ce qui allait me coûter pas mal d’argent, tout en ne me semblant pas constituer un modèle d’éducation. Je me suis énervé et lui ai dit de prendre le bus comme tout le monde; si elle était en retard, elle n’avait qu’à assumer. Elle devait emprunter la ligne 5 et une demi-heure après son départ, j’ai entendu qu’un terroriste s’était fait sauter sur cette ligne et qu’il y avait des dizaines de victimes. J’ai essayé de la joindre sur son GSM, mais le réseau était saturé. J’ai vécu les moments les plus pénibles de mon existence, bien pires que tout ce que j’avais pu connaître pendant la guerre du Liban. Elle est rentrée à la maison au bout d’une heure: elle avait raté d’un cheveu le bus qui avait explosé, le chauffeur n’ayant pas voulu l’attendre, et elle avait pris le suivant. Je me suis demandé ce que j’avais fait de mal: j’avais agi d’une façon qui me semblait logique et juste, mais qui avait débouché sur le chaos. Mon défi, dans Foxtrot , était donc de parler du fossé entre les choses que nous contrôlons et celles qui sont au-delà de notre contrôle. » Et d’embrasser un conflit lancinant entre amour et culpabilité.

Une tragédie grecque

S’il ne s’appuie pas sur cette même anecdote, le film en amplifie les ressorts profonds. Et le destin comme la fatalité s’invitent dans la relation entre un père et son fils effectuant son service militaire à un poste de contrôle perdu dans une zone désertique -présence dénuée de sens, selon toute apparence, mais dont l’absurdité n’ira pas sans conséquences funestes. L’articulation de son récit, Samuel Maoz l’a empruntée à une tragédie classique, Foxtrot adoptant une structure en trois actes. « Je construis mes films comme des voyages émotionnels, poursuit le réalisateur. Je voulais que la première partie choque et secoue, que la seconde hypnotise, et que la troisième soit émouvante, le tout formant un ensemble circulaire, complet d’un point de vue dramatique. Le découpage en trois séquences a plusieurs raisons, l’une étant qu’il m’aide à contrôler ce processus. Une autre, c’est que chaque partie recourt à ses propres outils cinématographiques, qui sont le reflet de chacun des personnages. La première correspond au père, Michael, et elle est dure et froide, graphique et symétrique; la troisième est celle de sa femme, Dafna, et elle est plus simple, relâchée, douce et chaleureuse; la séquence intermédiaire est celle de leur fils Jonathan, et elle flotte un peu au-dessus du sol, dans le monde d’un artiste. Enfin, cela renvoie à la tragédie grecque, où le héros crée son propre châtiment avant de combattre quiconque essaye de le sauver, sans être conscient de l’issue qu’auront ses actes. C’est pour moi la différence entre une coïncidence fortuite et une coïncidence qui semble être le fruit du destin. Le film se veut un puzzle philosophique gravitant autour du concept de destin, tout en racontant une histoire pertinente par rapport à la réalité dans laquelle nous vivons… »

Le texte, cet ennemi

Huis clos claustrophobe situé pendant la guerre du Liban de 1982 et se déroulant quasi exclusivement dans l’habitacle d’un tank de l’armée israélienne, Lebanon imposait Samuel Maoz comme un cinéaste formaliste. Foxtrot vient confirmer cette impression, à chaque partie du film correspondant un style distinct, sans qu’il faille y voir une coquetterie de l’auteur. « Même si, au terme du processus, l’esthétique est au service du propos, mes idées naissent presque toujours d’une impulsion visuelle, observe-t-il. Je ne fais pas un cinéma naturaliste; mes films tiennent de l’expérience sensorielle, mon cinéma pénétrant et reflétant l’âme des protagonistes. Dans ce type d’approche, l’aspect visuel et le son constituent des composantes intégrales de l’histoire. Un simple regard sur l’appartement de Michael, dans la première partie du film, suffit à nous transmettre beaucoup d’informations à son propos. Dans sa première intervention, il se tient dos à la caméra, et dit: « Je n’aime pas qu’il y ait tant de monde autour de moi. » La combinaison de sa position, de la phrase qu’il prononce et de l’espace doit nous épargner un surcroît de dialogues. Je considère le texte comme un ennemi. »

La seconde partie du film, elle, adopte un style irréel, manière d’en souligner la dimension allégorique, et d’insinuer qu’il embrasse une réalité plus vaste que celle de ses seuls protagonistes pour s’étendre à la situation d’Israël dans son ensemble. « Si j’ai choisi l’armée, c’est parce qu’en Israël, l’armée est la société, elle la reflète. Le checkpoint est le microcosme d’une société apathique et anxieuse, et d’une perception tronquée découlant d’un post-traumatisme terrible. » Le souvenir de la Shoah hante d’ailleurs le film, par la présence discrète de la mère de Michael, une rescapée des camps à la mémoire déclinante; mais aussi le temps d’une anecdote aussi troublante que révélatrice voulant que Michael, adolescent, ait échangé la Bible hébraïque héritée de son grand-père, mort à Auschwitz, contre un exemplaire du magazine Playboy… « Je cherchais une histoire pour refléter la différence entre la génération de mes parents, les survivants de l’Holocauste, et la mienne. De mon point de vue, prendre une Bible passée de génération en génération, et symbole de la mémoire de l’Holocauste, pour la remplacer par un numéro de Playboy, est sain et positif: c’est choisir la vie et la normalité. La Bible a été pertinente, elle a rempli son office, mais il est temps de regarder devant nous, et de choisir la vie. » Des intentions à leur mise en oeuvre il y a parfois de la marge, cependant, et le titre du film, Foxtrot, est là pour le rappeler, qui désigne une danse dont les danseurs, peu importent les variations choisies, reviennent toujours à leur point de départ. Ronde propice au tournis qui fait bien sûr écho au drame se nouant à l’écran, les blessures enfouies semblant toujours devoir s’y rouvrir. Et évoquant par ailleurs un cercle vicieux appelé à se reproduire encore et encore, manière à nouveau d’inscrire le propos dans une réalité plus vaste, sans qu’il y ait là rien de fortuit…

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