Serge Coosemans

Rions avec Werner Herzog et ses punchlines nietzschéennes!

Serge Coosemans Chroniqueur

Cinéaste appréciable mais problématique, Werner Herzog dit pas mal de bêtises, estime Serge Coosemans, et cela ne devrait pas lui être permis dans ces temps troublés pour le documentaire. Pop-culture, carambolages et questions de faculté de cinoche, c’est le Crash Test S01E22.

Présentant Lo & Behold, son nouveau documentaire sur Internet et l’intelligence artificielle à Sundance, Werner Herzog en a lâché une bien bonne en début de semaine dernière: « l’Internet, c’est quelque chose que les écrivains de science-fiction n’avaient pas vu venir. Les voitures volantes et la colonisation de l’espace oui, mais personne n’avait l’Internet sur son radar. » C’est bien entendu complètement faux mais comme me l’a fait remarquer un camarade sur Facebook, quand sait à quel point Werner Herzog déteste et utilise peu le Web, c’est assez cohérent qu’il n’ait pas pris le temps de googler la question. Auquel cas, il aurait pu citer Mark Twain, à qui l’Internet, justement, attribue la première prédiction le concernant, et ce, dans une nouvelle policière publiée en 1898 et titrée « From The London Times in 1904 ». Twain y raconte l’inculpation d’un officier de l’armée suite au meurtre de l’inventeur du télélectroscope, un appareil relié aux réseaux téléphoniques du monde entier et qui permet à tout un chacun de communiquer instantanément. Emprisonné, le militaire devient addict à ce réseau social d’un type nouveau, où l’on discute avec des gens que l’on ne connaît pas vraiment et qui habitent à l’autre bout du monde.

Dans la littérature de science-fiction, ce n’est pas le seul exemple où une sorte d’Internet existe dans une oeuvre antérieure aux années 60 et à l’apparition d’Arpanet, l’ancêtre du world wide web tel que nous le connaissons aujourd’hui. Parmi les plus évidents, on peut encore citer 1984 d’Orwell, dont le système de surveillance à base d’écrans, de caméras et de stockage de données peut être considéré comme un ancêtre imaginaire de la toile. Pour le reste, il faut garder à l’esprit que dans beaucoup de bouquins de SF, ce genre de technologie tient le plus souvent de l’élément de décor, à la description expédiée en 5 lignes: chez l’un, c’est un super-computer qui permet d’accéder à la connaissance universelle; chez d’autres, au contraire, cela sert essentiellement à s’abrutir. Interviewé vers 1975, JG Ballard parla même pour sa part d’un « futur où avec un système domestique, les gens s’échangent des trivialités, des photos d’enfants et d’animaux et ne suivent plus du tout les actualités du monde ».

Bref, ce grand cabotin de Werner Herzog nous a encore sorti une belle ânerie. C’est, après tout, partiellement son fonds de commerce, lui qui nous a déjà fait savoir que les restaurants étaient tous de « viles entreprises » et que si on lui donnait 30 ans et 300.000 hommes disciplinés, il se sentait capable de construire une plus grande et plus belle pyramide que celles d’Égypte. Mais est-ce vraiment Werner Herzog qui a dit ça? Il existe en effet sur le Net une poignée d’imposteurs qui se font passer pour lui, des fous mais aussi des petits comiques qui prennent un malin plaisir à balancer en son nom de la punchline nietzschéenne et du darwinisme de mâle alpha; Herzog et son discours se parodiant il est vrai assez facilement. Et pas toujours avec bonhomie. C’est que le réalisateur allemand, déjà pas la moitié d’une vanité, ne provoque pas que le rire. Il énerve aussi. En effet, avec Michael Moore, il reste le réalisateur de documentaires le plus connu du grand public, surtout aux États-Unis. Or, tout comme Michael Moore, Herzog est vu comme un personnage avec ses tics et ses grosses ficelles, ses gimmicks et sa roublardise. Il a aussi l’habitude de se voir régulièrement accuser de prendre de grandes libertés avec la réalité et de s’en justifier de façon assez fantasque. Dans le monde du cinéma documentaire, dont les valeurs éducatives sont en principe primordiales, ça fait un peu tache. Surtout maintenant.

Le documentaire en pleine expansion

Le documentaire, la « non-fiction », est en effet un secteur en pleine expansion aux États-Unis. Herzog et Moore fonctionnent plutôt pas mal et depuis longtemps mais d’autres productions ont aussi depuis rencontré un certain succès, notamment Citizenfour avec Edward Snowden et Blackfish, le film scandale qui a fait fermer quelques parcs aquatiques. Citons encore des séries télévisées comme The Jinx et Making a Murderer et, sur le Net, les capsules thématiques de Vice News, en Syrie, notamment. Tout cela chamboule le paysage et les habitudes du milieu. À Sundance, il est désormais permis aux producteurs de documentaires de parler ouvertement de « considérations commerciales », d’un scénario rêvé où les films sont non seulement bons mais font surtout de l’argent. Or, qu’est-ce qui peut faire de l’argent dans le monde du documentaire? De l’animalier pleurnichard. Du criminel à la « Pierre Bellemare raconte ». De l’infotainment manipulateur. Et un film sur Internet par Werner Herzog, qui dit pourtant depuis 20 ans qu’Internet rend con et qu’il n’allume son smartphone qu’une fois par an.

On se doutait bien que le documentaire est un domaine cinématographique où il y a en fait autant de formatage, de mise en scène, de libertés avec la réalité et d’étalage d’égos que dans la pure fiction mais ça fait toujours son petit effet quand c’est déballé si clairement. Il est dès lors sain de se poser quelques questions. Making a Murderer est-il vraiment un documentaire sur une affaire criminelle incroyable ou plutôt un documentaire sur un cinéaste qui a eu beaucoup de « chance » de s’intéresser à un personnage touchant une corde sensible chez un public large? Si Hollywood, Vice et HBO injectent soudainement beaucoup d’argent dans le docu, combien de temps leurs méthodes les plus décriées mettront-elles à tout pervertir? Les hipsters à la Vice News ont-ils d’ailleurs le recul nécessaire pour juger si un sujet de doc en vaut vraiment la peine ou ne sert qu’à glorifier leurs propres égos? Et Herzog lui-même n’est-il pas fondamentalement problématique quand il prend une pose d’artiste négligeant ne préparant pas ses interviews, quitte à passer à côté de l’essentiel, quitte aussi à griller un sujet sur lequel travailleraient mieux de jeunes inconnus n’ayant ni sa réputation, ni son carnet d’adresses? N’est-ce pas non plus symptomatique d’un certain malaise que les meilleures questions sur le documentaire actuel aient été posées l’an dernier par des fictions, à savoir la mini-série parodique Documentary Now et le film de Noah Baumbach While We’re Young, où le personnage « de cinéaste du réel » d’Adam Driver, ses errements et ses chipotages résument a priori assez bien ce qui se joue dans le secteur? « Oui, mais le cinéma, ce n’est pas un art pour les savants, c’est celui des illettrés », aurait pu répondre Herzog. Qui l’a vraiment dit, en d’autres circonstances. Le fayot.

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