Rencontre avec Bruno Podalydès, réalisateur de l’irrésistible « Les 2 Alfred »

Dans Les 2 Alfred, Denis Podalydès, le frère du réalisateur, incarne un chômeur déclassé qui doit cacher le fait qu'il a des enfants afin d'obtenir un job dans une start-up hyper concurrentielle et faussement cool.
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Bruno Podalydès remet de l’humour et de l’humain au coeur du monde de l’entreprise dans une comédie moins pessimiste et technophobe que fantaisiste et lunaire. Irrésistible.

Dieu seul me voit, Liberté-Oléron, Le Mystère de la chambre jaune, Bancs publics, Adieu Berthe, Comme un avion… La démonstration du si singulier talent d’observation de Bruno Podalydès n’est plus à faire. Depuis plus de 20 ans, le Français nous régale avec des comédies loufoques et hédonistes où s’exprime avec beaucoup de malice et de générosité le plaisir du collectif qui caractérise ce tintinophile amoureux maniaque du détail qui fait mouche et de la mécanique qui se dérègle. Dans Les 2 Alfred (lire notre critique du film), son nouveau long métrage, il croque et moque avec énormément d’intelligence l’esprit de compétition et l’hyper individualisation encouragés par le monde du travail via une espèce d’anticipation à très court terme, se servant par exemple des voitures autonomes ou des drones pour mieux hystériser les travers propres à notre contemporanéité.

Comment est né ce nouveau film?

Je suis parti de l’idée de quelqu’un qui, pour obtenir et garder un boulot, devrait cacher le fait qu’il a des enfants. Très vite, j’ai commencé à imaginer des choses. Je me suis dit qu’il pourrait trouver un petit Lego au fond d’une poche, fredonner une comptine sans s’en rendre compte, être incollable sur les dinosaures… Enfin voilà, on peut se trahir de mille manières quand on a des enfants. C’était donc pour moi un pur sujet de comédie. Bien sûr, ces lieux de travail interdits aux parents n’existent pas, ce ne serait pas légal, mais il reste vrai que certaines boîtes laissent entendre à leurs employés que ce serait mieux de ne pas avoir d’enfant parce qu’il faut être disponible au maximum. Les femmes le savent bien: la maternité reste un frein à l’embauche. Elles cachent souvent le fait qu’elles sont enceintes les premiers mois, même dans le milieu du cinéma.

On sent que vous prenez un malin plaisir à vous foutre de la gueule de l’idée même de « start-up nation » et surtout du langage très m’as-tu-vu, mixant absurdement le français et l’anglais, de ces boîtes…

Oui, parce que, la plupart du temps, le mot savant anglo-saxon cache un concept complètement con. Et pourtant, on se laisse très vite ostraciser si on n’emploie pas ces éléments de langage. Donc ce n’est pas innocent non plus. J’en ris dans le film mais, au fond, ça induit des choses pas très joyeuses. Ça induit par exemple que l’homme peut être assimilé à une machine. Rien que le terme « directeur des ressources humaines » me choque énormément. Avant, on disait « chef du personnel », c’était quand même un peu plus clair. Ressources humaines… C’est horrible. C’est comme si on disait: des ressources de tungstène ou que sais-je encore… Comme si l’humain était une matière première. C’est effrayant.

C’est un monde que vous connaissiez un peu, le monde des start-ups?

Disons que j’en avais essentiellement une vision à travers les articles que je lisais. Parce que j’aime beaucoup lire des articles sur des questions de management dans les entreprises, sur les modes qui s’y succèdent: open space, boîtes où l’individu fixe soi-disant son salaire, moyens divers et variés d’infantiliser les employés… J’ai visité quelques locaux durant les repérages du film et j’ai été assez sidéré parfois de voir à quel point on pouvait vendre de la régression aux employés, avec des piscines à boules à la Pixar, par exemple, des espaces détente ridicules…

Vous poussez très loin, dans le film, la dynamique burlesque entre l’homme et la machine…

Oui, j’avais forcément des choses héritées de la tradition burlesque en tête en faisant le film. Impossible de ne pas penser aux Temps modernes de Charlie Chaplin, par exemple, c’est évident. De manière générale, c’est une grande source de comique quand les machines se révoltent, refusent de faire ce qu’on attend d’elles. C’est inépuisable. Et puis c’est là qu’on découvre la dépendance qu’on a vis-à-vis de ces choses. Un iPhone, par exemple, se déverrouille automatiquement: avant c’était un code, puis ça a été la reconnaissance digitale et maintenant c’est la reconnaissance faciale… Donc tout ça paraît cool et hyper fastoche, mais on sait que ça peut se retourner contre nous très rapidement. On le voit bien aujourd’hui avec tout ce flicage à grande échelle que permet la technologie. Une société de téléphone peut à tout moment s’arranger pour que votre appareil ne vous reconnaisse plus, et là c’est bientôt la société dans son ensemble qui ne vous reconnaîtra plus. Il suffit parfois d’un seul petit grain de sable pour que toute la mécanique s’enraie. Pendant le confinement, on pouvait vérifier que vous étiez bien chez vous si votre compteur tournait. Sans même parler de tous ces GPS de poche qui donnent de toute façon votre localisation ou ces drones qui surveillent les plages. Enfin, tant qu’on est toujours vaguement en démocratie, tout ça reste encore relativement inodore, mais on sent très bien qu’il y a tout un système naturellement policier qui est là pour assurer un contrôle assez flippant en soi.

Cela étant, cette inquiétude reste très sous-jacente dans votre film, où vous privilégiez avant tout des ressorts de comédie…

Oui, je ne suis pas là pour plomber les gens. Et puis je ne me mets pas en retrait. Je suis un consommateur de nouvelles technologies comme tout le monde. Même si je ne suis pas trop sur les réseaux. C’est-à-dire que je ne veux pas résister au changement. Ça me semble complètement con de s’accrocher à la microcassette ou je ne sais pas quoi… Mais j’essaie de voir à chaque fois ce qu’on perd et ce qu’on gagne, de mettre les choses dans la balance. Ce n’est pas du pessimisme, c’est davantage une forme de vigilance. Je ne crois pas que les objets soient forcément négatifs en soi, c’est l’usage, la saturation qui posent davantage question. Paris saturé de voitures c’est juste invivable, mais vous êtes bien content d’être à bord d’une ambulance quand c’est nécessaire. Je n’ai pas de paranoïa directe avec les objets, il y a toujours quelqu’un derrière.

Bruno Podalydès (à droite) aux côtés de Sandrine Kiberlain et de son frère Denis.
Bruno Podalydès (à droite) aux côtés de Sandrine Kiberlain et de son frère Denis.

Le personnage joué par Sandrine Kiberlain dit, au détour d’une scène: « C’est une course sans ligne d’arrivée« …

Oui, et cette phrase en dit long sur le monde dans lequel on vit. J’ai pris connaissance dans un livre sur le benchmarking de ce concept qui consiste à mettre toutes les entreprises en concurrence, même dans des secteurs d’activité qui n’ont rien à voir. On peut même comparer une compagnie aérienne et un hôpital. C’est complètement débile, mais ça marche bien. On ramène l’économie de l’une et de l’autre à des critères communs pour comparer leur productivité respective. Donc on établit une mise en concurrence généralisée des boîtes et des individus censés atteindre des objectifs opérationnels, c’est-à-dire mesurables. Du coup, la course est permanente, parce qu’on se fixe constamment des objectifs nouveaux, toujours plus difficiles à atteindre. C’est une réalité très oppressante, mais c’est complètement le quotidien des cadres supérieurs, par exemple.

Ce nouveau film est très inscrit dans son époque, vous n’avez pas peur qu’il vieillisse vite ou mal?

Je crois qu’un film ne vieillit pas trop s’il marque son époque d’une manière subtile. Moi, par exemple, j’adore revoir un film où il y a de vieilles voitures, qui étaient celles de mon enfance dans les années 70. Quand je repense à Dieu seul me voit, que j’ai réalisé il y a plus de 20 ans, ça me plaît que le personnage téléphone dans le train, avec sa carte qui se fait tout de suite bouffer par la cabine téléphonique. C’est tellement typique. Comme les techniques créent des nouveaux scénarios, l’arrivée du portable a changé beaucoup de situations au cinéma, et ça ne me dérange pas. Ce que je n’aime pas, c’est d’être assujetti à l’esthétique d’un produit. C’est-à-dire qu’à chaque film, j’essaie de présenter les textos de manière originale et non tributaire de la mise en page d’Apple. Pour Les 2 Alfred, j’ai créé une espèce de bulle de BD. Dans un précédent film, ils étaient lus en voix off. Dans un autre, ils étaient figurés par des cartons comme dans les films muets. C’est, je crois, une bonne manière d’empêcher que le film soit trop vite daté dans son look.

D’où viennent les deux peluches qui donnent son titre au film?

Ces deux peluches ont été tricotées spécialement pour le film par deux dames qui sont remerciées au générique. J’aimais bien l’idée que le titre soit un peu accessoire, au sens propre comme au sens figuré d’ailleurs. Ne pas être dans le coeur même du sujet. Pour ne pas être lourd ou sembler vouloir imprimer un message au film. Je voulais que ça reste assez ouvert. Les 2 Alfred, ça renvoie un peu aux Malheurs d’Alfred de Pierre Richard, un film que j’ai beaucoup aimé étant jeune. Et puis ça sonne à la manière d’une petite fable, j’aime bien ça.

Diriez-vous que le cinéma a toujours forcément un peu à voir avec quelque chose de l’enfance?

Je ne sais pas. C’est en tout cas un peu comme ça que ça a commencé pour moi. Gamins, avec Denis, mon frère, on adorait rejouer les films qu’on voyait. On s’y est mis par pur mimétisme. Mais très vite je me suis tourné vers la photographie, ça a été ça le vrai déclencheur pour moi. De monter des photos et de les mettre en musique. Ce qu’on appelait des diaporamas. J’avais des copains qui venaient chez moi, je faisais le noir dans la chambre et je leur projetais une fiction ou parfois un simple reportage en photo et en musique. C’était vraiment mon truc. Mais jamais, à cette époque, je n’aurais pensé pouvoir en faire un métier. C’était du pur loisir. Mais c’était ma passion. J’avais acheté du matériel, un magnétophone deux bandes, une table lumineuse, des projecteurs programmables… Je faisais ça très sérieusement.

Quel genre de cinéphile êtes-vous aujourd’hui?

Je continue à regarder beaucoup de films. Mais pas que ça. Par exemple, en ce moment, je suis occupé à me revoir tous les Columbo. J’ai acheté l’intégrale en DVD et je revois tout depuis le début. Par pure admiration pour le travail des scénaristes. C’est tellement bien écrit. Vraiment, ça scotche. Il y a des épisodes extraordinaires. Et en plus, d’une grande humilité. Il n’y a pas de générique ronflant au début de chaque épisode. Les moyens sont très modestes. C’est très mal éclairé, très mal décoré, très mal fringué… Mais c’est fort à l’écriture. Et au jeu. Tout est très ritualisé. Et donc c’est drôle parce que là je deviens vraiment très affûté sur Columbo. J’essaie de repérer toutes les choses qui sortent d’une simple logique de répétition. Je prends par exemple des notes sur l’épisode où on ne connaît pas l’assassin au début, des trucs comme ça. Celui où le lieutenant Columbo ne porte pas un imper mais une chemise hawaïenne. Je répertorie tout ça. C’est hyper intéressant.

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