Quand le cinéma critique la société de consommation

Wall-E
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

L’homo consumerus a fait l’objet d’une production cinématographique abondante, entre comédies et chroniques, satires et pamphlets politiques, Grande bouffe et Fight Club. Inventaire avant la liquidation.

Elles sont deux, que l’on jurerait éminemment respectables par ailleurs, à s’écharper pour un paquet de sucre devant des rayons affichant le vide tristoune d’un lendemain de mise à sac. Le résultat ne se fait pas attendre qui, tandis que les « Je l’ai vu avant vous! » « Mais pas du tout! » s’épuisent, vient les mettre d’accord, contenu répandu sur le carrelage, comme pour mieux les unir dans une même frustration. La scène n’est pas empruntée à un JT du 13 mars dernier lorsque, dans la foulée du Covid-19, un vent de panique irrationnel s’emparait des consommateurs, grandes surfaces prises d’assaut à la clé. Elle figure dans Vivement ce soir, un long métrage que tournait Patrick Van Antwerpen dans un hypermarché de la périphérie bruxelloise en 1985, le cinéaste ixellois y croquant avec un sens de l’observation non dénué d’humour ni de poésie une journée dans la vie d’une grande surface. Manière aussi de porter un regard en coin sur la société de consommation, vaste sujet que le cinéma a embrassé sous des angles divers.

Vivement ce soir
Vivement ce soir

Consommateurs lobotomisés

Si l’ironie le dispute le plus souvent à la satire, il n’y a pas là un ressort exclusif; quelques figures récurrentes, tout au plus, le magasin, par exemple, et bientôt son extension, le supermarché, temples par excellence de la consommation et partant, objets d’une filmographie abondante. Charlot, notamment, s’y risque à une séquence de patins à roulettes acrobatique dans Modern Times (1936), à quoi Harold Lloyd, modeste vendeur rêvant d’ascension sociale, préférait escalader la façade du commerce de tissus l’employant dans Safety Last! (1923). Les Marx Brothers en feront le théâtre d’une enquête délirante dans The Big Store (1941), tandis que Jerry Lewis jouera Un chef de rayon explosif (1963) pour Frank Tashlin. Et l’on pourrait, dans la foulée de ces comédies, multiplier les occurrences les plus diverses: Elliot Gould arpentant les rayons d’une supérette à la recherche de pâtée pour son chat dans Le Privé (1973) de Robert Altman; les Charlots mettant le souk dans Le Grand Bazar (1973) de Claude Zidi; Dante et Randal, les Clerks ou employés modèles (1994) de Kevin Smith; Franz Rogowski et Sandra Hüller entamant Une valse dans les allées (2018) pour Thomas Stuber; Rebecca Bloomwood, « fashion victim » consentante usant ses innombrables paires d’escarpins sur les tapis des boutiques de luxe de New York dans Confessions of a Shopaholic (2009) de Paul John Hogan; le Fantastic Mr. Fox (2009) de Wes Anderson dansant avec ses amis au son de Let Her Dance, du Bobby Fuller Four, à la perspective du festin clandestin les attendant dans le supermarché immaculé de Boggis, Bunce et Bean; une jeunesse dorée de Los Angeles s’adonnant au « shopping » illégal dans des villas de célébrités dans The Bling Ring (2013) de Sofia Coppola; ou, à l’autre bout du spectre, les habitants démunis d’un village polonais oublié se désapant à l’ouverture des soldes dans l’espoir de gagner un téléviseur à écran plat dans Mug (2017) de Malgorzata Szumowska…

Dawn of the Dead
Dawn of the Dead

Une énumération que l’on pourrait étirer telle une liste de courses sans fin, et d’où transparaît une dimension plus ou moins critique. George Romero, pour sa part, n’en fera aucun mystère, transformant un centre commercial en sanglant terrain de jeu dans Dawn of the Dead (1978), maître film de zombies où morts-vivants et survivants se voient bientôt réunis dans un même élan consumériste échappant à leur contrôle. Pour un pamphlet politique dont la descendance, nombreuse, court de Zack Snyder (auteur d’un remake en 2004) à Jim Jarmusch, pour le récent The Dead Don’t Die, avec ses non-morts courant pathétiquement après les habitudes de leur vie antérieure, hordes de consommateurs lobotomisés aux avancées incertaines…

La Grande Bouffe
La Grande Bouffe© Corbis via Getty Images

De la farce à la tragédie

Sans nécessairement aller jusqu’à de tels extrêmes, le regard porté sur le modèle consumériste est le plus souvent distancié. Si le cinéma hollywoodien classique a pu être le miroir objectif de l’American way of life, l’image idéalisée qui en émanait a également fait l’objet de dégradés caustiques, et cela, sous les latitudes les plus diverses. Chez Jacques Tati, par exemple, dont l’épatant Mon oncle (1958) met en scène un couple d’industriels, les Arpel, dont l’aspiration aux nouveautés dernier cri confine au ridicule; chez Vittorio De Sica, aussi, dont Il Boom (1963) vaut à Alberto Sordi l’un de ces emplois où il excelle, sous les traits d’un homme endetté jusqu’au cou à force d’achats compulsifs afin de satisfaire sa femme, fièvre consumériste doublée d’une aspiration à se faire une place au soleil capitaliste l’aspirant dans un engrenage mortifère. La farce vire à la tragédie, et c’est bien sûr ce mouvement qu’enregistre, dix ans plus tard, Marco Ferreri dans La Grande Bouffe où, ayant décidé de se suicider dans un repas gargantuesque, quatre bourgeois dans la force de l’âge, un restaurateur, un pilote d’avion, un animateur de radio et un juge, se retrouvent dans une villa parisienne pour un week-end d’orgie gastronomique (et accessoirement sexuelle). Parabole de l’époque, le film fait scandale à Cannes, avant de profondément diviser, la mort par trop-plein (motif que l’on retrouvera dans The Meaning of Life, de Terry Jones et Terry Gilliam) chatouillant le bon goût des spectateurs…

À l’outrance de Ferreri, William Klein préfère pour sa part la distance satirique, à l’oeuvre dans Le Couple témoin (1977), où André Dussollier et Anémone, un couple de Français choisis « parce que moyens à 76% », se prêtent à une expérience pilote conduite par le ministère de l’Avenir, et visant à établir les habitudes de consommation des usagers types de l’an 2000. Et d’être installés dans un appartement témoin d’une ville nouvelle où ils sont filmés 24 heures sur 24, le JT relayant leur quotidien alors qu’ils découvrent le bonheur en kit, bénéficiant de toute la panoplie du confort moderne avec bien vite des effets indésirables cependant. C’est l’aliénation en marche que scrute le réalisateur, en plus de croquer la France de Giscard d’un regard grinçant, non sans préfigurer au passage la télé-réalité… Du couple témoin à la famille idéale, il n’y a qu’un pas, franchi par Derrick Borte avec The Joneses (2010), à savoir les parents et leurs deux grands adolescents qui, sitôt installés dans une banlieue américaine huppée, génèrent une traînée d’envie dans le sillage de leur bonheur et leur opulence ostentatoires. Soit le moteur d’une comédie acide enfonçant un coin joliment subversif dans les rouages d’un consumérisme nourri des méthodes de marketing les plus agressives. On peut en trouver le prolongement dans 99 francs (2007), adapté par Jan Kounen de Frédéric Beigbeder, l’autoportrait d’un publicitaire cynique convaincu que « l’homme est un produit comme les autres », aboutissement somme toute logique d’un credo néo-libéral dont on nous abreuve jusqu’à plus soif. Entre-temps, du reste, David Fincher avait posé le grand malaise existentiel de l’homo consumerus dans le magistral Fight Club (1999), critique jusqu’au-boutiste de la société de consommation à travers le destin de Jack, employé modèle d’une compagnie d’assurances et « Ikea-boy » confronté à la vacuité de son existence, à laquelle il va tenter de remédier en se lançant dans une entreprise (auto)destructrice de grande ampleur.

Super Size Me
Super Size Me

Soit une vision sans concession d’un monde lancé à la poursuite aveugle du seul bien-être matériel, pour un film inscrit au carrefour du nihilisme et du romantisme désespéré, deux valeurs en hausse à la bourse de l’humeur du moment. De fait, de la malbouffe (objet de films divers, de L’Aile ou la Cuisse (1976) de Claude Zidi, alors qu’on n’en était qu’aux balbutiements de la nourriture industrielle, à Super Size Me (2004) de Morgan Spurlock, en passant par Fast Food Nation (2006) de Richard Linklater, ou Our Daily Bread (2005) de Nikolaus Geyrhalter) aux conséquences environnementales de la consommation sans frein (voir WALL-E (2008), le petit robot concasseur d’ordures d’Andrew Stanton, agençant inlassablement en gratte-ciels les détritus laissés à la surface de la Terre par des humains s’adonnant au culte du consumérisme-roi), et l’on en passe, le tableau n’incite guère à l’optimisme, qui traduit les dérives d’un système semblant voué à la liquidation. Et ce n’est sans doute pas un hasard si tant le crépusculaire Holy Motors (2012) de Leos Carax que le nihiliste Nocturama (2016) de Bertrand Bonello investissaient les anciens magasins de la Samaritaine, en quelque raccourci saisissant. Vous reprendrez bien un peu de sucre?

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