Peter Bogdanovich, retour en grâce pour le dandy maudit?

Droopy le plus impassiblement classe du Nouvel Hollywood, Peter Bogdanovich est aussi l'un des secrets les mieux gardés de l'Histoire récente du cinéma américain. © Getty Images
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Quintuple actu, voire plus, pour l’immense Peter Bogdanovich. L’occasion rêvée de découvrir ou se replonger dans l’oeuvre trop peu connue de l’un des plus personnels et atypiques cinéastes du Nouvel Hollywood.

« Le cinéma est un langage que tout le monde comprend. Et si vous êtes bon, vraiment bon, vous arriverez peut-être à donner aux gens des petits morceaux de temps qu’ils n’oublieront jamais. » Cette tirade qui en dit long, on l’entend au détour de Nickelodeon (1976), l’un des nombreux films à avoir émaillé le demi-siècle de la carrière aussi éclectique qu’inégale de réalisateur -mais aussi d’acteur- de Peter Bogdanovich, ancien critique ayant débuté son parcours au sein de l’incontournable université dissidente de Roger Corman avant de très vite se tailler une place à part dans le paysage cinématographique américain des années 70 avec un style hors pair, à la croisée de la célébration d’un âge d’or classique et d’une modernité que l’on serait presque tenté de qualifier d’intime. Jalousé de tous au faîte de son succès pour son insolent talent, ses conquêtes sublimes et sa classe insensée, il connaîtra une foudroyante ascension, hélas de courte durée. Un peu comme si les dieux avaient décidé de prêter l’oreille aux plus funestes doléances des envieux, il subira dans la foulée les pires déboires professionnels promis par le système des studios et les plus tragiques revers du destin. Lui dont l’improbable silhouette amidonnée n’a cessé d’infuser la culture populaire américaine (l’inoubliable docteur Elliot Kupferberg de la série The Sopranos, c’est lui) sans jamais pour autant lui permettre de renouer avec la triomphale flambée de gloire de ses tout premiers films.

Fatalité ou longue traversée du désert appelée à connaître un terme? Cet automne, les indispensables éditions Carlotta mettent en tout cas les bouchées doubles, et même quadruples, dans le processus de réhabilitation du gaillard, dandy maudit à l’inimitable tronche cartoon: réédition ultra collector DVD/Blu-ray de son immarcescible chef-d’oeuvre The Last Picture Show (1971) mais aussi de la scandaleusement mésestimée pépite mélancolique Saint Jack (1979), publication de son roman-essai tragique La Mise à mort de la licorne sur sa fulgurante histoire d’amour brisée avec la playmate assassinée Dorothy Stratten et parution du Cinéma comme élégie, un riche ouvrage de conversations entre le réalisateur américain pas assez culte et le brillantissime critique français Jean-Baptiste Thoret. Tandis que, de leur côté, les éditions Capricci n’ont pas manqué de traduire ces derniers mois les deux tomes de ses Maîtres d’Hollywood, soit une série d’entretiens fouillés, passionnés et pointus, qu’il a menés avec certains des cinéastes les plus déterminants de l’âge d’or hollywoodien.

L’on en passe, et pas des moindres… Les habitués des festivals de cinéma internationaux ont ainsi déjà pu découvrir son irrésistible nouveau documentaire sur Buster Keaton, The Great Buster: A Celebration. Mais c’est également lui qui a supervisé le montage de The Other Side of the Wind, l’arlésienne inachevée d’Orson Welles tout récemment mise en ligne par Netflix. Une satire d’Hollywood tournée au début des années 70, et qui raconte les derniers jours d’un grand cinéaste, dans laquelle Bogdanovich tient d’ailleurs l’un des rôles principaux. « Si un jour il m’arrive quelque chose, je veux que ce soit toi qui finisses De l’autre côté du vent« , lui avait soufflé Welles, le monstre sacré, peu de temps avant sa mort. S’il aura fallu attendre plusieurs décennies pour qu’elle aboutisse, la requête est on ne peut plus symptomatique du lien indéfectible que Bogdanovich a toujours entretenu avec la grande Histoire du cinéma et ses plus fiers représentants. Cinéphile exégète doublé d’un cinéaste exigeant, il aura en effet été l’élève, l’ami ou le mentor des réalisateurs US les plus influents de son temps. De George Cukor, Howard Hawks ou John Ford, dont il serait en quelque sorte le cinéfils, à Noah Baumbach, Wes Anderson ou Tarantino, lesquels ne tarissent pas d’éloges à son égard quand ils ne sont pas occupés à détailler tout ce que leurs films doivent à son influence.

Revenu de tout, toujours debout, à 79 printemps, Peter Bogdanovich ne serait-il pas au fond aujourd’hui, singulièrement sur le Vieux Continent, le grand oublié du Nouvel Hollywood? Sans doute possible, oui. Son actu foisonnante présage-t-elle d’un vrai retour en grâce pour Bogda le magnifique, le génie déchu, l’étoile filante du cinoche seventies? Il le mérite cent fois. Mille fois! Lui et tous ces petits morceaux de temps qu’on n’oubliera jamais.

Le Cinéma comme élégie. Conversations avec Peter Bogdanovich

De Jean-Baptiste Thoret, Éditions Carlotta, 256 pages. ****(*)

Peter Bogdanovich, retour en grâce pour le dandy maudit?

Auteur d’ouvrages savants consacrés à John Carpenter, Tobe Hooper, Dario Argento, Sergio Leone ou Michael Cimino, et par ailleurs lui-même cinéaste (l’excellent documentaire We Blew It), le critique Jean-Baptiste Thoret a plusieurs fois traversé l’Atlantique pour s’entretenir avec Peter Bogdanovich de son oeuvre aussi dense qu’azimutée. De ces conversations intenses brassant autant de préoccupations thématiques ou historiques qu’intimes ou formelles, finit par filtrer une perception du cinéma comme élégie, comme l’expression d’une nostalgie d’un temps passé tel qu’il n’a peut-être jamais existé ailleurs que dans les films. Conception de la mise en scène, carrière en dents de scie, déboires avec les studios, drames personnels, projets avortés et coulisses parfois très cruelles d’Hollywood… Rien n’échappe au radar de Thoret, lequel présente Bogdanovich en intellectuel qui fait des films émotionnels, en moderne qui fait des films classiques, en Européen (père serbe orthodoxe et mère juive autrichienne) qui fait des films profondément américains. C’est la croisée de tous ces chemins qui définit le mieux la singularité de son cinéma, art éminemment personnel en dialogue constant avec un âge révolu dont il célèbre le règne perdu de l’innocence. Bourré d’anecdotes savoureuses et de photos inédites, et par ailleurs augmenté du DVD du fascinant documentaire One Day Since Yesterday de Bill Teck, un must cinéphile!

Saint Jack

De Peter Bogdanovich. Avec Ben Gazzara, Denholm Elliott, George Lazenby. 1979. 1h55. Dist: Carlotta. ****

Peter Bogdanovich, retour en grâce pour le dandy maudit?

De Saint Jack (1979), Bogdanovich se plaît à dire qu’il s’agit là de son écot perso sur la question du Viêtnam, même si ce dernier demeure invariablement hors-champ. Adapté d’un roman de Paul Theroux qu’Orson Welles lui avait donné et qu’il comptait d’ailleurs lui-même réaliser, ce grand film sur la corruption des hommes et des âmes, chronique de la fin d’un monde à l’écriture étincelante, dresse le portrait en immersion d’un proxénète américain déraciné à Singapour et en proie à des difficultés avec la pègre locale. Porté par un phénoménal Ben Gazzara échappé du cinéma de Cassavetes, dont Bogda revisite d’ailleurs en partie le style, l’objet, rythmé, vif et malin, envoie du bois avant de se faire de plus en plus lent, mutique et sombre, jusqu’à ce final frémissant d’une liberté d’autant plus belle qu’elle refuse de se laisser acheter. Peut-être le long métrage le plus affranchi dans sa réalisation, le plus ouvert sur le monde, de la filmo de Peter Bogdanovich, presque un film de contrebande au fond, ici proposé dans un coffret DVD/Blu-ray de prestige augmenté, tout comme celui de The Last Picture Show, de nombreux memorabilia (affiche, photos, cartes postales…).

The Last Picture Show

De Peter Bogdanovich. Avec Timothy Bottoms, Jeff Bridges, Cybill Shepherd. 1971. 2h06. Dist: Carlotta. ****(*)

Peter Bogdanovich, retour en grâce pour le dandy maudit?

Il a souvent été dit, par Scorsese notamment, qu’avec The Last Picture Show, Peter Bogdanovich avait été le dernier à réaliser un film classique américain. Ultime récit d’une ère arrivée à son terme, celle d’un Hollywood vieillissant dont les coutures rigides sont alors occupées à céder? Si l’intéressé réfute sèchement l’idée, force est de constater qu’en 1971, le film fait figure d’exception, voire carrément d’anomalie, en choisissant de regarder dans le rétro alors que chacun semble occupé à s’emparer des revendications de l’époque. The Last Picture Show situe en effet son action au début des années 50, dans une petite ville perdue du Texas, pour une chronique de la ruralité désenchantée qui est aussi en quelque sorte l’ancêtre du « teen movie » tel qu’on le connaît aujourd’hui. Il est ainsi tentant de voir dans ce chef-d’oeuvre doux et dur à la fois une forme d’hyper-cinéma, de méta-film sur le passage pas forcément joyeux, ni forcément souhaité par Bogdanovich lui-même d’ailleurs, de l’âge d’or d’une Amérique fantasmée à la contre-culture affranchie des dogmes du Nouvel Hollywood. En tension permanente entre la pudeur et l’impudeur, l’ennui et le désir, le noir et blanc glacé d’une forme épurée et la volonté d’une représentation très émancipée de la sexualité, The Last Picture Show, drame choral où l’amour blesse et déçoit plus qu’il n’apaise et libère, est traversé par une onde persistante de belle et intense mélancolie. Hors du temps, tout simplement.

La Mise à mort de la licorne

De Peter Bogdanovich, 264 pages, Éditions Carlotta. ****

Peter Bogdanovich, retour en grâce pour le dandy maudit?

À la fin des années 70, Peter Bogdanovich rencontre l’éblouissante Dorothy Stratten au fameux Manoir Playboy de Hugh Hefner. Coup de foudre absolu: ensemble, ils vivront une idylle d’une fulgurante pureté avant que Stratten ne soit torturée, violée, brutalement sodomisée puis assassinée par le mari dont elle était séparée. Concentré hyperbolique de beauté, de jeunesse et de douceur, sa trajectoire sacrifiée synthétise en un sens à elle seule le destin funeste réservé aux enfants chéries de l’Amérique telles que fétichisées par Hollywood. Vu de l’extérieur: les promesses extasiées de bonheur, de réussite et de gloire. Au-dedans: les sordides vicissitudes régies par des fantasmes masculins qui humilient, abîment et emprisonnent. Publié en 1984, mais pour la première fois traduit en français, l’ouvrage, roman-essai bouleversant d’inconsolable tristesse, se double d’un vibrant manifeste féministe et d’une féroce dénonciation d’une industrie masturbatoire broyeuse de vies, dont il s’avère bien inutile de souligner les troublantes résonances actuelles. Investi corps et âme, Bogdanovich y multiplie les parallèles entre sa vie et son oeuvre -il venait de finir They All Laughed (1981), sommet de comédie loufoque et sophistiquée qui fonctionne ici à la manière d’un miroir inversé. Sous sa plume transie, la mise à mort de la licorne Stratten est symboliquement celle de toutes les femmes.

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