On Body and Soul, un rêve éveillé

On body and soul (Corps et âme). © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Deux êtres solitaires et introvertis découvrent partager un même rêve, prélude insolite à un conte envoûtant de la cinéaste hongroise Ildikó Enyedi. Ours d’or à Berlin.

Caméra d’or à Cannes en 1989 pour My Twentieth Century, la cinéaste hongroise Ildikó Enyedi devait ensuite réaliser une poignée de longs métrages au fil des années 90, avant de disparaître insensiblement des radars. On Body and Soul vient mettre un terme à un silence cinématographique de plus de quinze ans, consacrés notamment à l’enseignement, mais aussi à la version magyare de la série In Treatment, dont elle a tourné de nombreux épisodes entre 2012 et 2014. Ce nouveau film à vrai dire inespéré, la cinéaste, qui souhaitait y embrasser la condition humaine, en a eu l’inspiration décisive à la lecture d’un poème d’Ágnes Nemes Magy: « Il a cristallisé en moi un sentiment que j’éprouve comme beaucoup d’autres, à savoir le fait de ne pas être comprise, et de ne pas pouvoir réaliser tout ce que l’on a en soi, au point parfois de l’oublier et de s’en trouver plus en sécurité. Ce poème m’a amenée dans une disposition propice à ressentir le contraste entre la beauté, la passion, le danger et la richesse se trouvant en chacun de nous et l’image minimaliste et ordonnée que nous projetons vers l’extérieur. »

On Body and Soul, un rêve éveillé
© DR

Afin de traduire cette impression à l’écran, la réalisatrice a choisi de mettre en scène deux personnages solitaires et introvertis, un homme d’âge mûr et une jeune femme, que la découverte fortuite d’un inconscient commun -ils font chaque nuit le même rêve, où ils campent un cerf et une biche veillant amoureusement l’un sur l’autre- va pousser à sortir de leur réserve. Belle idée de scénario, assurément, qui va bientôt conduire le film en terrain insolite. « Je ne sais plus comment a surgi cette idée, mais j’y ai vu une possibilité ludique et un moteur dramaturgique parfait. Une fois que les personnages se retrouvent dans une telle situation, il n’y a plus qu’à se mettre en retrait et à les suivre, parce qu’ils vont être contraints de réagir. Car s’il y a là matière à les rapprocher, ça constitue aussi une expérience déstabilisante à même de les révéler: ils sont contraints de sortir de leur zone de confort et de prendre des risques, ce qu’elle n’a jamais fait et que lui n’a plus osé depuis longtemps. » Si bien que non contents de reconsidérer leur relation, il leur faudra aussi réécrire leur rapport au monde.

L’expérience complète de l’existence

À leur suite, On Body and Soul déborde d’ailleurs bientôt de la seule sphère intime. Et l’abattoir aseptisé et mécanisé qui lui sert de décor principal -« il fallait qu’il soit conforme aux dernières normes en vigueur et ne ressemble pas au genre d’endroit que l’on associe généralement à l’Europe de l’Est« – fait aussi office de miroir de la société contemporaine. « Il y a une divergence entre la structure de l’abattoir, qui est logique et bien organisée, et ce qui se passe en son sein, où des êtres complexes meurent, ce qui va bien au-delà. À chaque stade de l’existence, nous nous en tenons à une approche fonctionnelle et logique de choses d’une portée pourtant bien plus vaste. L’exemple le plus évident en est l’hôpital, où la naissance et la mort, des moments qui étaient considérés comme sacrés dans une société fondée sur des rituels, sont en quelque sorte ravalés à des gestes pratiques, exécutés de façon efficace et pragmatique… Lorsqu’un individu est en train de mourir, on suit un protocole technique et soigné, en s’assurant qu’il y aura toujours les tranquillisants appropriés, mais en se gardant de lui dire ce dont il retourne, et en négligeant l’importance des adieux. »

Ce questionnement de nos choix de vie trouve son prolongement dans un dispositif esthétique et narratif curieux où, si les séquences du quotidien sont truffées de touches discrètement fantastiques, les scènes de rêve sont, de leur côté, réalistes. « La règle essentielle était de faire des rêves la réalité, en les rendant aussi naturalistes que possible, explique Ildikó Enyedi. Le comportement des cerfs n’a rien d’onirique, ils cherchent de la nourriture, boivent, ruminent, digèrent, rien de bien poétique. Il s’agit moins de chercher le bonheur pour mes deux héros, que de leur apporter de l’ampleur, et leur permettre de faire une expérience complète de l’existence. Ce dont tend à nous priver une société hyper-structurée où l’on en viendrait même à oublier ce à côté de quoi l’on passe…« Ou comment se réapproprier sa vie, Corps et âme…

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