Lingui, « portrait d’une héroïne de la vie quotidienne dans le Tchad d’aujourd’hui »

Maria (Rihane Khalil Alio) et Amina (Achouackh Abakar Souleymane), unies dans un même combat.
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Dans Lingui, Mahamat-Saleh Haroun retrace le combat d’une mère tchadienne pour permettre à sa fille adolescente d’avorter en dépit de l’interdit légal et religieux. Épuré et fort. Rencontre, à Cannes.

Huitième long métrage de Mahamat-Saleh Haroun, auteur notamment de Daratt: Saison sèche, et d’Un homme qui crie, Prix du jury à Cannes en 2010, Lingui, les liens sacrés (lire la critique) marque un cap dans le parcours du cinéaste tchadien. Pour la première fois, celui-ci signe un drame au féminin, s’attachant à une mère, Amina, et sa fille adolescente, Maria, la première bravant l’interdit pour tenter de permettre à la seconde d’avorter. « J’en ai fini des conséquences de la guerre civile au Tchad sur lesquelles j’avais travaillé jusqu’à présent, nous expliquait-il en juillet dernier, au lendemain de la présentation de son film en compétition sur la Croisette. Nous savons que ces guerres sont menées par des hommes, les femmes n’y étant guère impliquées. Tourner la page, c’est inventer une nouvelle manière d’exister, qui ne passe pas par la violence. » Mais bien par les femmes: « Il y a longtemps que je souhaitais m’atteler au portrait de femmes tchadiennes telles que j’en connais. J’ai commencé à y travailler bien avant que #MeToo et le féminisme n’occupent l’avant-plan. Le Tchad est un pays musulman à 55%, et il est acquis -c’est écrit dans les textes sacrés- que les femmes n’y jouissent pas des mêmes droits que les hommes. Le sujet du film m’a interpellé parce que de très jeunes filles, toujours plus nombreuses, tombent enceintes, sans que personne ne veuille en entendre parler: c’est un déshonneur et une honte pour leur famille. Leur seul recours, c’est d’essayer d’obtenir un avortement, qui peut parfois tourner à la tragédie, avec la mort au bout du chemin. » En cause, un double interdit, religieux et légal -l’avortement est passible de cinq ans de prison et de la radiation à vie pour les médecins le pratiquant- venu s’ajouter à la réprobation sociale.

Héroïnes de la vie quotidienne

Pour autant, la situation n’est pas figée, le film esquissant également les contours d’une solidarité féminine voire féministe inscrite dans le tissu de la société tchadienne. « Un élément qui m’a frappé au cours de mes recherches, relève Mahamat-Saleh Haroun, c’est qu’une bonne partie des problèmes liés à leur vie intime sont résolus par les femmes elles-mêmes, puisqu’elles ne peuvent pas compter sur l’aide des hommes, du fait qu’elles n’existent pas. C’est là qu’intervient le « lingui ». » Terme tchadien, ce dernier désigne le lien sacré unissant les membres d’une même communauté au nom du vivre-ensemble. Une philosophie altruiste valant entraide mutuelle comme gage d’une certaine cohésion sociale. Et un motif que le film décline au féminin, moyen aussi de venir à bout d’un déterminisme pesant. « Une chose incroyable au Tchad, c’est le nombre de petits mouvements réunissant des femmes, où elles se soutiennent mutuellement, poursuit le réalisateur. Les associations tontinières, par exemple, comptent cinq, cinquante ou cent femmes qui se cotisent pour venir en aide à telle ou telle personne dans le besoin. C’est comme un crédit mutuel, qui procure les moyens de continuer à survivre. » Et de s’opposer au socle patriarcal de la société tchadienne, ainsi qu’au poids d’une religion omniprésente: « Il y a une espèce de pression qui s’exerce d’abord à l’endroit des plus vulnérables, des femmes seules qui ne peuvent pas s’appuyer sur un homme, et à qui l’imam du quartier peut intimer de faire ceci ou cela. Au quotidien, la religion est très présente: il y a eu un projet de code de la famille qui aurait aidé les femmes à gérer les problèmes de grossesse ou d’avortement, mais qui n’a pu franchir le cap de l’Assemblée à cause de ça. »

L’espoir subsiste cependant, qu’incarnent puissamment cette femme qui crie et sa fille, marginalisées mais lancées à la poursuite de leur émancipation en dépit des obstacles de tous ordres s’accumulant sur leur route. « Je voulais montrer comment ces femmes continuaient à vivre, même si c’est difficile, comment elles continuaient à donner du sens à leur existence. J’ai voulu dessiner le portrait d’une femme qui se bat, une héroïne de la vie quotidienne dans le Tchad d’aujourd’hui. Ce sont des femmes positives, des héroïnes africaines comme on n’a pas l’habitude d’en voir, parce qu’il n’est pas si courant de voir des femmes africaines venir à bout de leurs problèmes. Elles ont pour moi valeur d’exemple: si elles avaient été des victimes du début à la fin, on serait resté dans le cliché. Elles deviennent autre chose que des victimes exclusivement, et cela va à l’encontre d’une certaine lecture de l’Histoire de l’Afrique. » Une émancipation à laquelle Mahamat-Saleh Haroun a veillé à prêter une esthétique aussi lumineuse qu’épurée. « épurée et pure ont les mêmes racines, sourit-il. Le second niveau du film, au-delà du fait de raconter cette histoire et d’être réaliste en un sens, c’est d’essayer d’atteindre une certaine pureté au cinéma, et donc une forme d’abstraction ayant à voir avec les sensations et les émotions, sans rapport avec la narration. Et de faire un film comparable à une peinture ou un morceau de musique: la musique, ce n’est pas nécessaire de la comprendre, elle vous émeut. Quand j’écoute Ali Farka Touré, je ne comprends pas ce qu’il dit, mais ça me touche au coeur. De même, il m’arrive de ne pas comprendre une peinture, c’est de l’abstraction. C’est ce que j’ai voulu reproduire: toute l’esthétique du film aspire à atteindre cette sorte de pureté, afin que l’on puisse ressentir quelque chose… » Touché.

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