Lee Chang-dong: portrait du cinéaste coréen qui a secoué Cannes

Burning, sixième film de Lee Chang-dong et son accomplissement esthétique majeur. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Avec Burning, le cinéaste coréen Lee Chang-dong signe un thriller existentiel arpentant, sur les pas d’un aspirant écrivain recherchant une jeune femme mystérieusement évaporée, la frontière stimulante entre réalité et imaginaire. Retour sur son parcours.

Lee Chang-dong aime à l’évidence brouiller les pistes. Dans ses films, bien sûr, récits aux contours mouvants, épousant des formes multiples comme pour mieux donner du grain à moudre au spectateur -ainsi de Burning, son nouvel opus, qui, oscillant entre trame romantique et thriller métaphysique, se déploie en un mystère persistant, jeu virtuose sur la réalité et l’imaginaire laissant ouvert le champ des interprétations. Jusqu’à sa biographie qui semble vouloir se soustraire à une lecture par trop réductrice. Contemporain des Park Chan-wook, Bong Joon-ho, Im Sang-soo et autre Hong Sang-soo (il a débuté, comme ceux-là, à la fin du siècle dernier, signant son premier long métrage, Green Fish, en 1997) et, partant, figure de proue du nouveau cinéma coréen, Lee Chang-dong a suivi un parcours sinueux. Ses premiers pas, il les fait comme écrivain, publiant plusieurs romans ( The Booty, en 1983, Burning Papers, en 1987, et Nokcheon cinq ans plus tard), et accédant à la reconnaissance en Corée, avant de se tourner vers le cinéma – « je voulais éviter un chemin traditionnel, tout tracé », expliquera-t-il à la revue Positif en mars 2002. Disposition qui le conduira peut-être à accepter également, quelques mois après, le poste de ministre de la Culture, qu’il occupera de façon éphémère de 2003 à 2004, au moment de la présidence de Roh Moo-hyun.

Éviter les conventions

Sa filmographie semble elle aussi vouloir défier les catégories, encore qu’y préside un courant essentiellement mélodramatique. Après Green Fish, variation sur le film noir et critique de la société coréenne à travers l’ascension d’un jeune homme dans la pègre, Peppermint Candy, présenté à la Quinzaine des Réalisateurs en 2000, adopte une perspective plus vaste. Narré à rebours en chapitres successifs, le propos embrasse près de 30 ans d’Histoire du pays -manière, aussi, de mesurer l’impact de cette dernière et sa résonance sur le présent et les hommes. Soit, en l’occurrence Yong Ho, individu solitaire et déphasé que l’on découvre à l’heure de son suicide, le film relatant les raisons l’ayant conduit à pareille extrémité -de son expérience traumatisante à l’armée à la perte d’un amour de jeunesse… Et le récit d’instruire un rapport singulier au temps pour se décliner en une accumulation de déceptions libérant une amertume croissante en même temps qu’une émotion profonde. Non sans se terminer en boucle, perfection circulaire annonçant celle de Poetry, dix ans plus tard.

Entre-temps, Oasis puis Secret Sunshine ont imposé, de la Mostra de Venise au festival de Cannes, Lee Chang-dong comme l’un des cinéastes majeurs de son époque. Aussi intense qu’étrange, le premier suit la relation amoureuse s’esquissant entre Jong-Du, un délinquant récidiviste quelque peu attardé, et Gong-Ju, une jeune femme handicapée. (Mélo)drame et poésie entament un pas de deux étourdissant devant la caméra, à quoi le cinéaste ajoute une part de critique sociale -Jong-Du avait été livré aux autorités en lieu et place de son frère qui, en état d’ébriété, avait écrasé un homme avant de prendre la fuite; Gong-Ju, pour sa part, est un fardeau pour sa famille qui la laisse à la surveillance de voisins. « Ce sont deux victimes du « sens commun », expliquera l’auteur, qui livre là une histoire d’amour fou se détournant résolument des clichés -rejoignant en cela sa profession de foi: « Je cherche à éviter les conventions du cinéma. J’ai voulu tourner d’une manière « rustre ». » Et le résultat, pour le coup, est tout simplement éblouissant. Secret Sunshine suit, pour sa part, une femme décidant de partir s’installer avec son fils à Miryang (qui donne son titre coréen au film), la petite ville d’origine de son mari, à la mort accidentelle de ce dernier. Et d’entamer une nouvelle existence, balisée par les leçons de piano qu’elle dispense à de rares élèves et la cour assidue que lui fait le jovial patron d’un garage, horizon que vient noircir la disparition de son enfant, tragédie à laquelle il lui faut pourtant survivre. La matière, pour Lee Chang-dong, d’un mélodrame fulgurant, subtilement incarné par Song Kang-ho, prix d’interprétation à Cannes, et transcendant le quotidien le plus banal pour porter un regard aiguisé sur les êtres et sur leur environnement, à la densité humaine s’ajoutant, l’air de rien, la photographie sensible de la société coréenne, et notamment la place qu’y occupe la religion.

L'errance crépusculaire du jeune Jongsu, entre réalité et imaginaire.
L’errance crépusculaire du jeune Jongsu, entre réalité et imaginaire.

Comment pouvoir vivre?

Poetry est un autre portrait de femme, celui de Mija en l’occurrence, une dame portant la soixantaine élégante, aide-soignante élevant seule son petit-fils, Wook, un ado comme indifférent à sa présence. Souffrant d’un début d’Alzheimer, et butant sur les mots les plus courants, elle décide néanmoins de s’initier à la poésie, en quelque quête incessante de beauté, activité qui aura le don de lui faire reconsidérer le monde qui l’entoure d’un oeil différent. Un univers qui va vaciller lorsqu’elle apprend que Wook a participé au viol collectif d’une fillette s’étant suicidée dans la foulée, les familles des coupables entendant toutefois acheter le silence de la mère de la victime. Et la digne grand-mère d’être confrontée à un dilemme moral semblant la dépasser. Soit la pâte mélodramatique d’un film où Lee Chang-dong oppose à une réalité cruelle la foi en la poésie et l’humanité, non sans questionner notre rapport au monde (interrogation au coeur de Burning également) au gré d’un récit volontiers à tiroirs. Oeuvre sinueuse, Poetry libère, chemin faisant, des émotions intenses, film-poème dont la richesse thématique rivalise avec la grâce visuelle.

Il n’en va pas autrement aujourd’hui de Burning, sixième opus du réalisateur et accomplissement esthétique majeur. Le cinéaste y transpose à l’écran l’auteur japonais Haruki Murakami, dont il a couplé la nouvelle Les Granges brûlées à celle, homonyme, de William Faulkner, L’Incendiaire: « La nouvelle de Faulkner parle de colère, relève-t-il à cet égard. C’est la raison pour laquelle, bien que le film soit une adaptation de la nouvelle de Murakami, il s’inspire aussi en partie de l’univers de Faulkner. Le texte de l’écrivain américain raconte l’histoire de la colère d’un homme à l’égard de sa propre vie et du monde, et évoque de manière saisissante la culpabilité qu’éprouve son fils envers les crimes de son père. Murakami, lui, raconte l’histoire énigmatique d’un homme qui met le feu à des granges pour le plaisir. Finalement, les deux écrivains racontent la même histoire de deux façons contraires: si la grange de Faulkner est bien réelle, puisque c’est l’objet vers lequel il dirige sa colère, la grange de Murakami est une métaphore plutôt qu’un objet tangible. » Et le film, s’il est la chronique d’une disparition, oscille, sous sa surface d’une confondante beauté, entre réel et imaginaire, en quelque mystère pluriel faisant écho à l’incertitude du monde. Interrogé plus avant à Cannes sur le motif de la colère qui semble embraser Jongsu, le protagoniste central de Burning, Lee Chang-dong soulignait encore: « Il y a là un sentiment universel, indépendamment de la religion, de la nationalité ou du statut social: tout le monde se sent en colère. Et cela vaut particulièrement pour les jeunes, dont la colère est l’un des problèmes les plus urgents. Les jeunes sont en colère sans savoir contre qui la diriger, ils se sentent impuissants. Autrefois, on savait pourquoi on était en colère, on avait un objet vers lequel orienter notre rage, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Le monde semble s’être amélioré et fonctionner à la perfection, mais on n’a pas de réponse à donner aux jeunes à la question « comment pouvoir vivre? » Vaste sujet, au coeur d’un film en quête inspirée de sens de la vie en effet, motif récurrent de l’oeuvre…

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