Le Pathé Palace, ou comment sauver un prestigieux cinéma bruxellois de 1913

Le Pathé Cinéma au début du XXe siècle © DR
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Comment un prestigieux cinéma bruxellois de 1913 doit trouver 2,7 millions d’euros pour sortir d’un long micmac culturo-politique. À la clé: un lieu pour cinéphiles et plus encore.

Boulevard Anspach, 6 janvier. Devant l’ex-cinéma Pathé Palace, une palissade optimiste promet l’ouverture du lieu en 2015. « C’est aussi le premier « complexe » cinématographique bruxellois de 2 500 places. […] Jusque-là, les lieux où l’on projetait des films étaient fréquentés par un public très populaire qui les regardait d’un oeil distrait dans un joyeux brouhaha de conversations et de restauration », écrit Isabel Biver dans son savant bouquin sur les cinémas bruxellois(1). Les panneaux, depuis longtemps graffités, ont pris la gueule de l’environnement: ce bizarre et blême piétonnier où la Ville de Bruxelles vient d’installer des troncs d’arbre à même la rue. Le banc du pauvre: personne ne s’y assoit. Même chose, pour l’instant, dans le cinéma aux 4 000 mètres carrés, quatre salles en prévision -de 70 à 350 places-, une brasserie, plusieurs espaces événementiels et de bureaux. Un barnum de 1 430 mètres carrés au sol. On jette un oeil par le trou de la serrure de la palissade: des gens s’agitent à l’intérieur de la salle, un ouvrier chipote une carpette dans l’entrée. Signe d’activité modérée dans cette fourmilière barricadée? Ce que confirme Dédé, patron du Caroline Music voisin, qui boit son café sur le trottoir: « Cet été, j’ai eu l’occasion de visiter la salle et ils m’ont dit que l’ouverture était imminente. » Presque.

Art nouveau

Pour comprendre la panne d’ouverture de cet endroit prestigieux au destin compliqué, il faut remonter à 2001, année d’achat par la Communauté française du bâtiment pour 5 millions d’euros. L’idée est d’Hervé Hasquin, ministre libéral qui a de grands desseins pour la ville, et peu d’envie que le lieu devienne propriété de la Communauté flamande, déjà titulaire de l’AB voisine. Hasquin a peut-être vu les photos du bouquin Cinémas de Bruxelles: les salles d’entre-deux-guerres sont remplies à ras bord d’une foule endimanchée, comme les 3000 spectateurs du splendide Métropole de la rue Neuve, aujourd’hui recyclé en boutique Zara. Un rien moins volumineux, le Palace a la même allure de paquebot en Panavision: ses larges décors racontent déjà des histoires. Y compris dans le jardin d’hiverdu cinéma ou dans son foyer aux masques dorés. Style Art nouveau d’inspiration viennoise dont la modernité s’exprime dans l’utilisation de matériaux ignifugés, une rareté au début du XXe siècle, comme de disposer de toilettes avec chasses… Pendant longtemps, on pourra aussi consommer en regardant la pellicule, façon café-concert. A l’extérieur, la façade étroite -qui ne présage rien de ce qui se cache derrière et les deux entrées par les rues Borgval et Van Praet- est flanquée à son sommet d’un coq. Bien avant d’être symbole wallon, il est celui de la société française qui s’appellealorsLes Grands Palais d’Attractions Pathé Frères, Pathé complétant le Palace comme patronyme du cinéma, à deux pas de La Bourse. La première signature architecturale est celle de l’Ixellois Paul Hamesse, qui conserve les colonnes du rez-de-chaussée d’un bâtiment qui fut aussi salle de vente. L’importante rénovation du début des années 50 n’empêche pas le déclin du lieu qui arrête son cinoche en 1973 pour accueillir de l’électroménager, le parterre devenant même un moment parking. Grandeur et décadence d’un scénario qui s’accélère dans les années 80 et prive la plupart des salles prestigieuses de la capitale de leur fonction cinématographique, comme le beau Variétésde la rue de Malines, qui jette définitivement l’éponge en 1983. Le Pathé Palace tente, lui, de renaître en 1999 via le project cinéma Kladaradatsch (grand spectacle en yiddish): une gestion bancale arrête assez vite les projections et pendant trois saisons, le lieu sert au Théâtre National, en attente de son propre bâtiment.

Le Pathé Palace, boulevard Anspach 85 à Bruxelles
Le Pathé Palace, boulevard Anspach 85 à Bruxelles© Philippe Cornet

Trop lourd, trop lent, trop cher

Tout en sachant que le classement de certaines parties de l’édifice en 1997 complexifie toute restauration d’envergure, pourquoi l’achat de 2001 par la Communauté française -devenue Fédération Wallonie-Bruxelles- met-il autant de temps à se concrétiser? En 2004, l’ASBL Cinéma Palaceremporte l’appel d’offres « art et essai »de la CF: il est porté par un joli gratin culturel, comme Les Films du Fleuvedes Dardenne, Patrick Quinet d’Artemis ou encore le distributeur Cinélibre. L’affaire, ambitieuse, vise à la fois de projeter le meilleur du cinéma contemporain, option « auteur », avec un focus sur les productions belges via quatre salles, mais porte aussi des ambitions éducatives où le cinéma devient l’un de ces fameux « outils de conscience ».Le premier chiffre est appétissant: 180 000 visiteurs attendus à l’année. Le second, un peu moins: 7 millions d’euros de travaux initialement prévus. Au fil des ans, on parle davantage de 14 millions dépensés -inclus les 5 de départ d’achat du bâtiment- et un manque de 2,7 millions d’euros qui ralentit les travaux à l’automne 2015. Plus de sous pour régler le solde final de l’installation, « essentiellement de l’équipement horeca, informatique et de projection ». Difficile de synthétiser la saga des dix-douze dernières années, mais en lisant l’interpellation en décembre 2015 par l’écolo Christos Doulkeridis à Joëlle Milquet, ministre de la Culture, on peut avoir une assez bonne idée du micmac du dossier. Où la Fédération Wallonie-Bruxelles, passablement fauchée, peine à trouver ces 2,7 « petits » millions d’euros et espère maintenant arriver à un accord financier avec la Région bruxelloise. Plus réactive que la Ville de Bruxelles, sur le territoire de laquelle se trouve le Cinéma Palace.Incluant aussi la Communauté flamande dans le trou financier à combler. « Très vite, nous avons critiqué le projet accepté par la Communauté française en disant qu’il était trop « radical » parce que comportant beaucoup de démolitions, et surtout qu’il était trop lourd, trop lent et trop cher ». Isabelle Pauthier, directrice de l’Arau (Atelier de recherche et d’action urbaines), ne mâche pas ses mots. Même si l’Arau est un groupe de pression qui ne dispose pas de réel pouvoir institutionnel, son avis prend ici tout son sens. Pauthier: « La vraie question est: pourquoi les pouvoirs publics ne se donnent-ils pas des moyens de gestion sur le long terme? Comme quand Rudi Vervoort dit: « J’achète Citroën et j’en fais un musée contemporain », comment le remplira-t-il? C’est peut-être aussi lié aux concours d’architecture, sans transparence, où un ministre va être ébloui par un geste d’architecte sur une nappe du Comme chez Soi… »

Le Pathé Palace
Le Pathé Palace© DR

Dernier scénario en cours? La Région bruxelloise banquerait le solde en proposant un bail emphytéotique à la FWB qui resterait propriétaire du bâtiment, les Flamands mettant aussi la main au portefeuille, conformément aux explications de Luc Dardenne, président de l’ASBL Cinéma Palace,le gestionnaire choisi: « Les études de marché montrent que Bruxelles ne fait que 8 % des entrées ciné via les films d’art et essai, ou d' »auteur », alors que les villes de cette taille font habituellement 15 %. Le Palace et ses quatre salles, gérées par une équipe de 17 personnes, permettraient de présenter un large échantillon du cinéma mondial, naturellement aussi belge francophone et flamand, fiction et documentaire ». Le bâtiment sera ouvert de « 9 heures du matin à minuit trente tous les jours et, via son bar et son restaurant accessibles indépendamment des quatre salles, se veut aussi lieu de brassage de tous les Bruxellois ». L’autre chapitre, essentiel, est éducatif, les matinées jusqu’à 14 heures étant essentiellement consacrées à la projection de films suivis de débats, pour les écoles « plutôt secondaires que primaires ». Flamandes comme francophones, déjà nombreuses aux alentours. Un axe de réflexion via le cinéma pratiqué par les Dardenne depuis longtemps, comme « La Promesse, montré dans une cinquantaine d’écoles ». Un troisième axe, « plus événementiel », permettra des projections thématiques, « par exemple autour de la musique ou de la photo » qui amènera d’autres recettes que les confiseries façon Kinepolis. Luc Dardenne met un cierge à Sainte-Belgique pour que le Cinéma Palace ouvre en septembre 2016. Avec un film des Dardenne? La question le fait rire…

Chiche

« Il faut de grands rêves pour réaliser de grandes choses. Et si on imaginait, à Bruxelles, un cinéma où il serait heureux de se retrouver, publics et auteurs, pour fêter nos films? Où on aimerait débattre, critiquer, s’engueuler, s’aimer autour du cinéma. Et si ce cinéma était dirigé par une équipe dynamique investie et heureuse de nous accueillir, de voir naître nos films? Et si on se disait qu’il est temps d’arrêter de rêver et de donner forme à cet espace dont Bruxelles manque? Et si on se disait qu’il est temps de faire de Bruxelles la ville de la cinéphilie belge? Une ville qui supporte, soutient et aime son cinéma. Des plans existent, de l’argent a été dépensé, le désir est là, alors chiche qu’un jour on inaugurera cet espace… On sera fiers de s’y retrouver, d’y voir des concerts, d’y boire des coups et d’y manger avec plaisir. »

Joachim Lafosse

(1) CINÉMAS DE BRUXELLES – PORTRAITS ET DESTINS CHEZ CFC ÉDITIONS.

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