Le métier de critique cinéma n’est plus ce qu’il était

Jan Temmerman, critique au Morgen depuis les années 80. © Yann Bertrand
Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

La critique de cinéma offre la passion et le savoir en partage. Même en crise, elle garde sa nécessité. Coup d’oeil dans le rétro.

A l’origine, le cinématographe n’était qu’une attraction foraine. Très vite, pourtant, il devait devenir un art. Le septième, après la poésie, la musique, le théâtre, les arts plastiques, l’éloquence (la rhétorique) et la danse. On doit cette expression, « sept- ième art », au critique italien Ricciotto Canudo, auteur en 1923 d’un Manifeste (1) décisif, douze ans après avoir déjà consacré un Essai sur le cinématographe où il clamait le potentiel d’une forme d’expression « intégrant le langage, le son, l’image, le mouvement et l’interactivité ». L’Italie fut l’un des tout premiers pays à considérer le cinéma sous ce jour, et à générer dès lors des commentaires sérieux, comparables à ceux des critiques littéraire, théâtrale, musicale et plastique telles qu’elles s’étaient développées à partir du XIXe siècle essentiellement, et même auparavant pour la première citée.

La critique cinématographique est donc devenue un métier, jouant son rôle dans le processus accompagnant la diffusion des films. Un rôle évidemment contesté. Car après tout, chacun va au cinéma et sait quoi en penser… Alors qu’il ne viendrait pas à quiconque (ou presque) l’idée de contester ouvertement le droit à s’exprimer d’un critique d’arts plastiques ou d’opéra, on le fait encore souvent vis-à-vis du critique cinématographique. Il en sera toujours ainsi, tant l’aspect de spectacle populaire d’une majorité de films semble rendre caduques, aux yeux de certains, les notions mêmes de savoir, de bagage, de regard, allant forcément avec l’exercice « autorisé » d’une activité critique. Et s’y ajoutera aussi, forcément, aux plus aiguisés des discours critiques, le reproche d’être émis par un ou une « cinéaste frustré(e) », accusation bien rare dans les autres domaines artistiques…

L’écran des autres

De fait, en France surtout, de nombreux réalisateurs exercèrent l’activité de critique avant de passer derrière la caméra pour mettre en pratique les idées professées dans leurs articles sur les films des autres. Ceux de la Nouvelle Vague en tête, de Truffaut à Rohmer en passant par Chabrol, Godard et Rivette. Mais aussi avant eux Jacques Doniol-Valcroze ou Roger Leenhardt. Et depuis lors un Pascal Bonitzer, un Olivier Assayas, un Christophe Honoré (tous issus des Cahiers du Cinéma comme l’étaient ceux de la Nouvelle Vague), et plus récemment des personnalités moins marquantes créativement parlant comme Christophe Gans, Laurent Tirard, Thierry Klifa. Les derniers cités venant de la planète Première/Studio, sur laquelle régna Marc Esposito avec la claire volonté d’opposer à l’élitisme supposé des Cahiers et de Positif une démarche critique visant plus à informer qu’à pratiquer l’analyse… De quoi faire se retourner dans leur tombe les « grands anciens », pionniers d’une critique pointue, tels Léon Moussinac (1890-1964), Jean-Georges Auriol (1907-1950) et André Bazin (1918-1958), l’inspirateur des jeunes Turcs de la Nouvelle Vague.

Deux métiers en un

Jan Temmerman, critique au quotidien flamand De Morgen depuis le début des années 80, peut témoigner d’une évolution qui vit « se développer la partie journalistique du métier, reportages et surtout interviews avec réalisateurs et acteurs s’ajoutant de plus en plus fréquemment au travail critique proprement dit ». Chez les Anglo-Saxons, Américains en tête, les deux activités restèrent longtemps (et sont encore parfois) fermement cloisonnées: le critique écrit sur les films, et un autre journaliste du même média fait les interviews, pour que le contact direct avec les artistes ne puisse pas influencer le point de vue critique. Un purisme difficilement assumable économiquement, et dont il ne fut pas question en Europe où un critique réputé comme Temmerman se mit comme les collègues à (beaucoup) voyager pour rencontrer à Paris et à Londres, mais aussi à New York et à Los Angeles, ceux qui font les films qu’il critiquait par ailleurs. « Les journaux ne pouvant dégager les moyens nécessaires à tous ces voyages, les sociétés de distribution invitaient, explique l’expert cinématographique du Morgen, mais je n’ai jamais, pour autant, subi de pression pour formater mes critiques en fonction de cela. » L’indépendance de la plupart ne fut pas remise en question par la nouvelle donne, moyennant le soutien de rédacteurs en chef solidaires de leur journaliste. « Et aussi, commente notre interlocuteur, parce que les firmes donnaient nettement moins d’importance à l’avis critique qu’à la surface consacrée au film via les interviews… »

Les années 80 et le début des années 90 virent les journalistes de cinéma (« seuls intermédiaires entre les films et le public ») particulièrement choyés dans l’accès aux « talents », comme on dit du côté des studios de Hollywood. Depuis, les choses se sont fort dégradées, sous l’effet de « l’inflation des médias » qui a transformé les festivals et autres voyages de presse en « usines à interviews », comme le résume Temmerman d’une formule claire et nette.

De quoi recentrer le métier vers sa dimension proprement critique? « Si notre influence sur le succès de grosses productions commerciales est à peu près nulle (ce sont des films « critic proof »), déclare Jan Temmerman, nous pouvons faire la différence avec des plus petits films, n’ayant pas des budgets publicitaires importants. La critique, en les soutenant, peut encore faire exister des films aujourd’hui! »

Le critique du Morgen n’a pas perdu cette foi nécessaire à la poursuite d’un métier presque toujours né d’une passion sincère pour le 7e art et la transmission (« On commence comme des passionnés, on devient des professionnels »). Il n’en avoue pas moins se sentir comme un « dinosaure », ayant pu travailler durant plus de 30 ans dans le seul domaine cinématographique « alors qu’un jeune souhaitant faire critique doit aujourd’hui être polyvalent, couvrir plus que le seul terrain du cinéma… »

À l’heure où la belge UCC, rassemblant la fine fleur des critiques du pays, fête son 60e anniversaire, la tentation de la nostalgie peut être forte, comme le regret des débats flamboyants de jadis, des oppositions critiques parfois virulentes mais en même temps brillantes. Oui, c’est certain, les enjeux de la critique étaient plus grands, l’écoute qu’elle suscitait aussi. Mais le rôle du critique n’en reste pas moins important, voire décisif, dans un paysage cinématographique où paraissent de plus en plus de films, en provenance de pays de plus en plus nombreux, appelant des éclairages particuliers, des connaissances nouvelles mariées aux références du passé. La critique, toujours nécessaire, n’a pas dit son dernier mot!

(1) MANIFESTE DU SEPTIÈME ART, PUBLIÉ DANS LA GAZETTE DES SEPT ARTS.

  • Classics by UCC. Les grands prix de l’UCC à la Cinematek, jusqu’au 28 février 2015. www.cinematek.be

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