Le gardien des Gardiens

Dave Gibbons, co-créateur du roman graphique culte Watchmen, a participé très activement à son adaptation à l’écran… dont il est d’ailleurs l’un des premiers fans. Il se confie à l’occasion de la sortie du film en DVD.

Le magazine Time ne s’y est pas trompé, lui qui a fait de Watchmen le seul roman graphique présent dans son Top 100 des plus grands « romans » (tout courts). Car s’il est une bande dessinée que l’on peut qualifier de « séminale », c’est bien celle d’Alan Moore, au scénario, et Dave Gibbons, au dessin. Une mini-série en 12 épisodes, rassemblée en un volume chez DC Comics et qui a fait date dès le début de sa publication, en 1986. A l’inverse de Moore, qui a rejeté toute paternité sur le film Watchmen, Gibbons s’est passionné pour le projet du réalisateur Zack Snyder. « Gardien des Gardiens » autoproclamé, il se félicite de la fidélité du long métrage par rapport à son propre travail.

Plusieurs mois après la sortie du film et au moment de la commercialisation du DVD, votre sentiment envers cette adaptation a-t-il changé?

Non, il est le même qu’à la lecture du tout premier script et à la vision du film au cinéma… Pour tout vous dire, j’ai vu Watchmen 7 fois en salle! J’aime toujours autant ce film, j’y trouve constamment de nouvelles choses.

Tout comme le lecteur du comic book découvre de nouveaux éléments à chaque (re)lecture…

Tout à fait. C’est aussi pourquoi j’attends avec impatience la sortie en DVD et Blu-ray. La perspective de pouvoir réaliser des arrêts sur image, des ralentis, des zooms m’excite terriblement. Ces supports sont parfaits pour explorer des scènes particulières et jouir de l’oeuvre dans ses moindres détails. Ils me permettront de revisiter le livre, dont je connais naturellement tous les recoins.

Le format du film vous paraissait-il suffisant? On aurait pu imaginer une adaptation en mini-série télévisée, par exemple.

Je me suis fait exactement la même réflexion au début du projet. A mes yeux, une mini-série pour la télévision aurait été idéale, en 6 ou 7 épisodes. Regardez Le Fugitif, cette série pouvait durer éternellement… Watchmen aurait parfaitement pu fonctionner sur ce rythme. Un film vraiment fidèle durerait au moins 6 heures: 2 heures et demie, c’est un peu rapide. Mais le director’s cut de 3 heures, que j’ai visionné et qui me satisfait largement, y remédiera déjà en partie (il intègre des scènes supplémentaires). Cela me semble la bonne longueur. En attendant l’ ultimate cut, avec notamment les inserts du Black Freighter ( une histoire de pirates enchâssée dans le récit principal, ndlr).

Votre nom seul apparaît au générique: Alan Moore, scénariste de Watchmen, a refusé d’être associé au film. Que pensez-vous de sa décision plutôt radicale?

Alan a connu quelques expériences malheureuses avec Hollywood, depuis From Hell jusqu’à V pour Vendetta. D’autres auraient refusé de s’impliquer dans la production tout en acceptant le chèque lié aux droits. Alan a trop de principes pour cela. Il préfère donc rester totalement en dehors du processus. Cela n’a rien changé à notre amitié!

Le médium cinéma vous intéresse: aimeriez-vous retourner à Hollywood comme scénariste… voire réalisateur?

Je ne prévois rien de précis pour le cinéma, non. Pour le moment, du moins. J’aime raconter des histoires, et jusqu’à présent, le comics a toujours été mon support de prédilection. Ceci dit, j’y pense sérieusement avec un ami. Nous sortons justement un livre ensemble, The Life and Times of Martha Washington in the Twenty-First Century ( lire l’encadré). Cet ami n’est autre que Frank Miller. Nous pourrions l’adapter ensemble pour le cinéma.

Vous citez Frank Miller. Son Sin City a ouvert un vrai débat culturel. Adapter une BD planche par planche, cela fait-il vraiment un film, à votre avis?

Frank s’est de toute éternité intéressé au cinéma. Ce n’est pas un hasard si Sin City et 300 sont aussi cinématographiques dans leur conception même: la longueur des histoires, des scènes… A mes yeux, oui, les bandes dessinées peuvent tout à fait être transposées fidèlement à l’écran, pour autant qu’elles le permettent.

Ne peut-on y voir une forme de trahison du médium cinéma lui-même? De ses codes, abandonnés au profit de ceux du comics, transposés tels quels?

A nouveau, tout dépend des oeuvres originelles, qui sont par essence très variées. L’alchimie fonctionne parfois, comme pour 300 et Sin City, parce que les réalisateurs ont réussi à transposer la force énorme de ces oeuvres, leurs exagérations (en termes de dialogues, de personnages, etc.). Mais parfois, l’alchimie tombe à plat. Dans le cas de La Ligue des Gentlemen extraordinaires, pour reparler d’Alan Moore, cela ne fonctionne pas très bien. C’est amusant, car je viens de voir le dernier film de Quentin Tarantino, Inglourious Basterds. Voici un vrai mélange de film et de BD, totalement jouissif!

Avec Watchmen, on parle de fidélité visuelle mais aussi dans les dialogues…

C’est vrai, beaucoup des meilleurs dialogues du livre sont dans le film. Notamment les dernières répliques de Rorschach:  » No compromise. Even in the face of Armageddon I shall not compromise in this. » Il faut dire qu’Alan est un excellent dialoguiste…

La fin, en revanche, a été totalement changée. Du coup, celle du film, avec un Dr. Manhattan en bouc-émissaire, peut sembler moins puissante que celle du livre, où un (faux) monstre extraterrestre détruisait un bon morceau de New York.

J’aime la fin du comic book mais je comprends pourquoi ils l’ont modifiée: préparer un tel dénouement dans le film aurait nécessité beaucoup de temps et se serait ajouté à la durée déjà considérable du produit fini. En outre, je trouve que l’option « Dr. Manhattan » marche très bien dans le film.

En tant que co-créateur, avez-vous une petite préférence pour l’un de vos personnages?

Je les aime tous. Ceci dit… Peut-être Rorschach, avec son exigence morale particulièrement bien rendue sur grand écran. Mais aussi Nite Owl II. D’ailleurs, si je devais être moi-même l’un des Watchmen, ce serait sûrement celui-ci: un quadragénaire en léger surpoids, un peu paumé, plutôt ordinaire ( rires)! Pas un loser, juste un Monsieur Tout-le-monde, avec ses principes mais aussi la faculté de composer avec eux – à l’inverse d’un Rorschach.

On parle souvent des super-héros de Watchmen. Ne peut-on davantage y voir des héros bien humains qui composent, ensemble, un très beau portrait de notre psyché?

Tout à fait. C’était d’ailleurs le défi que nous nous étions lancé, Alan et moi: explorer la raison pour laquelle les gens, un beau jour, mettent un costume pour combattre le crime. Cela permet d’observer l’humain – et le surhumain – sous toutes ses facettes.

Cela explique-t-il pour vous le succès colossal du livre?

Sans doute, même si nous avons été déçus de la manière dont le comic a été reçu par l’industrie de la bande dessinée. Celle-ci a tout à coup décidé: voilà, Watchmen a du succès, il ouvre des portes, tous les comics doivent désormais être sombres, etc. En a résulté toute une descendance d’oeuvres déprimantes qui ne nous a pas satisfaits, Alan et moi. Vraiment pas.

Propos recueillis par Vincent Degrez

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