Le Coin du Stagiaire: jeter un oeil derrière les caisses d’archives, pour boire un grand cru en cachette

Le Coin du Stagiaire 2 © DR
Tanguy Labrador Ruiz

Le Coin du Stagiaire, volume 2. Au programme, choix de la pilule du matin, vulgarisation d’intello et visite de la cave des grands crus.

Les fins de semaine, ce n’est pas toujours facile. On ne se lève parfois plus que par la force de l’habitude, tant les batteries sont plates. Bien sûr il y a des solutions pour combler le manque d’énergie. Caféine, taurine, théine et autres aspirines peuvent parfois suffire à relancer la machine. Pour les mélomanes technophiles, toujours branchés, qui se réveillent et s’endorment en musique, le choix du premier morceau de la journée peut décider si celle-ci sera productive, enrichissante et placée sous le signe de la bonne humeur, ou bien si elle s’avèrera totalement merdique, ennuyeuse et fatigante au possible.

Par exemple, si on sort de chez soi avec Between the Bars d’Elliott Smith dans les oreilles, il est fortement probable que le ciel paraisse encore plus gris qu’il ne l’est déjà, que les passants se mettent à tirer la gueule jusque par terre, que le tram soit en retard, qu’il se mette à pleuvoir et que l’on n’arrive à rien de la journée. Alors qu’en optant pour Give up The Funk de Parliament, les oiseaux vont sortir des arbres et chanter, les jolies filles vont sourire et un billet de 50 balles se trouvera sur le chemin du boulot. Tout cela est sans doute faux, à moins d’être une mangeoire, d’être aussi charismatique que George Clooney et d’être passé sous un arc-en-ciel sur la route. Mais il est indéniable que les productions de George Clinton sont un bon moyen d’avoir la patate de grand matin.

Tout est donc une question de choix. Et un peu de hasard, comme on peut l’entendre dans l’intro du mix réalisé pour cette deuxième chronique. Votre humeur choisira-t-elle pile ou face à l’écoute de Lido, Slum Village, Deltron 3030 ou encore Model 500?

Le Coin du Stagiaire E02 by Lecoindustagiaire on Mixcloud

Réserve culturelle personnelle, section Grands Crus

Il y a des oeuvres dont le cachet et la renommée sont tels que l’on peut être sûr à 99% de leur qualité. En effet, qui pourrait douter de passer un bon moment juste avant de lancer Full Metal Jacket, Vertigo, Pulp Fiction ou Le Voyage de Chihiro?

Extrait de Black Hole de Charles Burns.
Extrait de Black Hole de Charles Burns.© Charles Burns

Qui pourrait prétendre que la BD n’est pas un art en ouvrant Black Hole, Watchmen, Les Idées Noires ou Quartier Lointain? Qui pourrait affirmer que lire est ennuyeux sans avoir dévoré L’Attrape-coeurs, Des souris et des hommes ou American Psycho? Qui pourrait juger que les jeux vidéo sont réservés aux ados attardés sans essayer Ocarina of Time, Shadow of the Colossus ou Red Dead Redemption? Qui pourrait décréter que la télévision est abrutissante sans avoir suivi The Wire, Six Feet Under, Oz ou Band of Brothers?

Toutes ces oeuvres, et bien d’autres, sont ce que l’on appelle des chefs-d’oeuvres. Indémodables, inébranlables, mythiques voir sacrés, tant le culte que certains leur vouent est intense. Le seul souci avec des réalisations d’une telle qualité, c’est que leur nombre est limité. Et c’est bien normal après tout, si tout était aussi bon, le plaisir serait sans doute moindre. La rareté, qui n’est pas à confondre avec l’élitisme, est parfois bel et bien un gage de qualité.

C’est pourquoi il est bon de se ménager. De ne pas tout consommer en un coup comme on le ferait avec une boîte de pralines raffinées. Il faut les choisir, les trier, les mettre de côté. Et de temps en temps, s’offrir une gourmandise et s’installer confortablement devant un de ces grands crus culturels. Quand on sait que Stanley Kubrick n’a réalisé « que » 13 longs-métrages (et qu’il ne risque pas de faire la suite de 2001: A Space Odyssey), que Bill Watterson n’a dessiné « que » 11 tomes de Calvin & Hobbes avant d’arrêter, que Tolkien n’achèvera jamais ses Légendes et Contes inachevés, que Jimi Hendrix n’a sorti « que » 3 albums studio de son vivant (contre 12 à titre posthume!) ou que Shigeru Miyamoto n’inventera probablement plus rien de supérieur à Mario et Zelda, une légère impression de panique nous parcourt. « Que va-t-il se passer quand j’aurai tout vu, tout entendu, tout lu et tout joué? » se demande-t-on effaré. Encore pleins de (bonnes) choses, on l’espère. Car des génies, chaque époque en a connu, et sauf fin du monde imprévue (un thème qui a déjà donné naissance à pas mal de bonnes choses, culturellement parlant), on est en droit d’attendre les nôtres.

Et puis, de temps à autre, de mystérieux maestros surgissent d’on-ne-sait trop où, oubliés dans un placard, ignorés pendant des années au coin du rue, décédés dans l’anonymat le plus complet, ou bien allergiques à toute forme de succès.

L'affiche de Sugar Man, le documentaire consacré à Rodriguez.
L’affiche de Sugar Man, le documentaire consacré à Rodriguez.© DR

On l’a encore bien vu avec Sixto Diaz Rodriguez, songwritter surdoué taillé sur mesure, tiré des oubliettes à coups de témoignages (bidons?) et d’un marketing bien huilé avec le film Sugar Man. Du jour au lendemain, Rodriguez s’est retrouvé rangé entre Bob Dylan et Nick Drake (rien que ça) et est devenu une sorte de héros musical contemporain. Comme si on cherchait à nous excuser « désolé mec, tu étais doué, mais on était trop occupé à l’époque, mais viens on va bien se marrer maintenant, tu vas voir! »

Même phénomène avec l’écrivain Steve Tesich, décédé en 1996, dont le roman Karoo était sorti en 1998 aux Etats-Unis et avait été traduit uniquement en allemand à l’époque. Jackpot pour les éditions Monsieur Toussaint Louverture lorsque ils ont fait traduire cette oeuvre oubliée et l’ont publiée en 2012. Ressortir un écrivain/scénariste 16 ans plus tard, c’est très vendeur lorsque on s’y prend comme il faut. D’ailleurs, si vous cherchez un cadeau pour Noël, son deuxième roman, Price, devrait faire l’affaire.

Toujours est-il que ces chefs-d ‘oeuvres déterrés valent quand même le détour et méritent, parfois, effectivement le droit d’être affilié aux légendes qu’ils revendiquent. Le tout est de parvenir à discerner la stratégie marketing savamment orchestrée du vrai talent et de la créativité. Et même les plus lucides s’y perdent parfois…

Le goût de vivre

Découvrir le cinéma en commençant avec Stalker de Tarkovski ou Quand passent les cigognes de Kalatozov et se mettre à la lecture avec Ulysse de Joyce ou Guerre et Paix de Tolstoï, et prétendre avoir tout compris, ce n’est pas possible non plus. À moins d’être surdoué ou d’être un snob intellectuel au pot de confiture déjà bien vidé.

Il faut donc commencer quelque part, par les bases, et petit à petit acquérir les grilles de lecture nécessaires à la bonne (ou plutôt, une des bonnes) compréhension des chefs-d’oeuvres les plus ardus, denses et profonds. Ces bases, ce sont ce que l’on pourrait appeler des gentils classiques, des oeuvres qualitatives qui permettent de se plonger plus facilement dans un univers culturel, lorsque on y connaît rien mais que l’on est empli de bonnes intentions.

Et si il y a bien un univers difficile à aborder en tant que néophyte, c’est celui de la philosophie. Tout le monde est un philosophe potentiel (même le dernier des idiots se pose des questions existentielles), mais comprendre des ouvrages comme La Critique de la raison Pure de Kant, L’éthique de Spinoza ou Qu’est-ce que la Métaphysique de Martin Heidegger nécessite (bien) davantage qu’une simple consultation sur Wikipédia. Heureusement, de braves penseurs sont là pour aider les brebis égarées que nous sommes, à nous y retrouver dans les méandres des pensées complexes de ces cerveaux hors du commun. Parmi ces philosophes de comptoir (comme de grands hurluberlus à la bibliothèque sponsorisée par La Pléiade les nomment d’un air narquois), on retrouve André Comte-Sponville. Auteur de Présentation de la philosophie, La vie humaine ou encore La plus belle histoire du bohneur, André Comte-Sponville est un peu à la philosophie ce que Marc Levy est à la littérature. Facile d’accès, divertissant, profondément optimiste (parfois trop), jamais indispensable et encore moins exempt de défauts. Mais tout comme l’auteur de Et si c’était vrai… a fait découvrir le plaisir de lire à bien des adolescents , Comte-Sponville s’avère être un écrivain idéal pour prendre goût à la philosophie. D’ailleurs, son bouquin Le Goût de Vivre est un bon moyen de découvrir son travail.

Le Goût de Vivre et cent autres propos d'André Comte-Sponville
Le Goût de Vivre et cent autres propos d’André Comte-Sponville© Le Livre de Poche

Compilation d’une centaine d’articles publiés dans des journaux comme Libération, Le Monde ou encore Le Nouvel Observateur, ce livre présente l’avantage de pouvoir être lu rapidement et sans prise de tête. Les articles étant long d’environ 2 à 4 pages, ils ont la qualité de pouvoir être lus n’importe quand et n’importe où. Leur brièveté implique hélas de pas aller souvent au fond des choses. Le réel atout de ces publications est de régulièrement faire des liens avec les ouvrages et réflexions de grands philosophes avec l’actualité (le livre couvre le début des nineties jusque 2008). Si on arrive à passer par au-dessus des rabâchages répétitifs de soixante-huitard et de père aimant qu’est l’auteur, ainsi que quelques raisonnements un peu trop appuyés sur des convictions politiques et personnelles évidentes, on peut trouver ci-et-là des pistes de réflexions réellement intéressantes, et la possibilité d’établir une bibliographie sélective d’ouvrages plus complets à lire par la suite. Le Goût de Vivre est donc un bon moyen de comprendre davantage les enjeux de certains événements qui ont fait l’actualité, tout en donnant des pistes vers des réflexions plus profondes. Le tout, dans un style très clair, épuré et ultra-compréhensible.

Retourner en classe

Parfois, une oeuvre peut faire l’effet d’un cours de math alambiqué, avec un professeur qui griffonne des formules inconnues à toute vitesse sur le tableau noir de notre incompréhension. Ce n’est pas pour autant que le cours est mauvais ou dénué d’intérêt. Mais il faut attendre, évoluer, grandir, et ensuite retourner en classe avec des questions préparées à l’avance. Pour pouvoir, peut-être, trouver des réponses.

Tout comme Comte-Sponville est une bonne introduction à la philosophie, certains réalisateurs permettent d’acquérir des références utiles pour comprendre le travail de ceux qui, souvent, les ont inspirés. Celui qui veut découvrir le cinéma commencera, par exemple, avec Tarantino, Jarmush, les Frères Coen, Almodovar, Woody Allen, Larry Clark, Wes Anderson, Scorsese, Chaplin, Spielberg Burton, Aronofsky, Kitano, Leone, Cronenberg, Miyazaki, Winding Refn, Forman, Coppola… Pour ensuite s’attaquer à Kurosawa, Fritz Lang, Kubrick, Satoshi Kon, Hitchcock, Polanski, Malick, Lumet, Klimov, Bergman, Tarlovski, Godard, Gilliam, Melville… Et bien d’autres. Cela ne signifie pas, bien entendu, qu’un néophyte ne puisse pas regarder et apprécier un film issu de cette deuxième catégorie (d’ailleurs complètement subjective et basée sur des impressions toutes personnelles), mais il aura moins de clés pour le comprendre. La contemplation et la compréhension sont deux choses très différentes, ce qu’il ne faut pas oublier. On peut apprécier Natural Born Killers sans avoir vu Bonnie & Clyde, ou Pour une poignée de dollars sans avoir vu Yojimbo, mais l’expérience ne serait être la même.

Ceci est valable dans chaque univers et, de fait, dans chaque aspect de la vie. Ainsi, la véritable compréhension du monde ne peut s’effectuer que par l’introspection et la comparaison réflexive d’une métaphysique quantique et de… Enfin bref, cette chronique ne vise pas à remplacer Comte-Sponville.

À la semaine prochaine!

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