La Colère d’un homme patient, le renouveau du polar espagnol

© DR
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Deux ans après La Isla Mínima, La Colère d’un homme patient, film de vengeance aride inscrit dans la réalité sinistrée de l’Espagne rurale, vient confirmer la vitalité du polar ibérique. Explications en compagnie de sa productrice Beatriz Bodegas.

Il y a quelque chose de pourri au royaume d’Espagne. Certes. Mais la nouvelle génération de cinéastes du cru affiche une créativité peu commune à l’heure d’en témoigner. En 2015, le succès de La Isla Mínima, thriller fangeux à connotation politique plongeant dans l’Andalousie du début des années 80 pour mieux mettre en lumière les contradictions d’un pays divisé entre tradition coupable et modernité toute relative, n’était au fond que la partie émergée d’un iceberg de taille. De Toro du Catalan Kike Maíllo, engrenage infernal de fureur aux accents mafieux, à Insiders du Basque Daniel Calparsoro, efficace film de casse aux ramifications véreuses: chaque nouvelle production autochtone du genre semble devoir donner une bonne raison aux observateurs extérieurs les plus attentifs d’acter le renouveau du polar espagnol, qu’il soit décliné sur le mode du suspense tendu ou du style néo-noir.

Dernier exemple en date? La Colère d’un homme patient (Tarde par la ira dans la langue de Rafael Nadal), le premier long métrage réalisé par l’acteur Raúl Arévalo, 37 ans à peine. Soit le déroulé sanglant d’une vengeance inscrite dans les paysages dépouillés de l’Espagne rurale. Beatriz Bodegas, sa productrice, confirme: oui, il y a bien aujourd’hui une nouvelle vague de cinéastes ibériques travaillés par des thématiques analogues, et dont les préoccupations trouvent leur origine dans le terreau commun d’une certaine réalité sociale. « Les problèmes du quotidien sont la sève dont on fait les meilleurs polars, opine-t-elle alors qu’on la retrouve début avril au dernier jour du Festival International du Film Policier de Beaune, d’où le film repartira le soir même auréolé des prix du jury et de la critique. Une situation de récession profonde favorise typiquement l’émergence de ce genre de films. Il n’y a aucune coïncidence là-derrière. »

Des polars qui sont peut-être avant tout des drames mais que la noirceur de leur propos amène presque inévitablement sur les terres rugueuses du cinéma de genre. Des histoires d’hommes et de femmes normaux poussés à bout par la dureté et la violence de leurs existences. Justiciers irascibles, leurs protagonistes n’ont pas la toute-puissance des héros de comic books. Au contraire, les récits, charbonneux, creusent leurs failles, leurs faiblesses. Leur crise intime renvoyant à celle, plus globale, de la société dans laquelle ils s’inscrivent. « Je les vois également comme des réactions aux stupides comédies populaires qui inondent les écrans espagnols. Ce type de divertissement fait de l’argent mais ne produit aucun discours, et est d’ailleurs tout à fait inexploitable hors de nos frontières. Il est essentiel de concevoir et défendre aujourd’hui des films qui reflètent l’état du monde tel qu’il s’impose à nous, sinon c’est l’anesthésie générale. On a la culture que l’on mérite, il faut se battre contre l’abrutissement des masses. »

« Il est vraiment très difficile de produire ce genre de films en Espagne, reprend Beatriz Bodegas, aujourd’hui plus que jamais. Les subsides fondent en effet comme neige au soleil, et si vous ne parvenez pas à attirer une chaîne de télévision dans le projet autant dire que c’est quasiment mission impossible. La Colère d’un homme patient a été financé juste avant que la législation ne durcisse encore le ton, et sa concrétisation n’a été possible qu’à travers une constellation d’aides diverses, qu’elles viennent de la télé publique ou à péage, des ventes internationales ou d’investisseurs privés. Son budget total (on parle ici d’à peine un million d’euros, NDLR) est en fait l’addition de toute une série de petits montants que nous sommes parvenus à aller glaner à gauche et à droite. L’ensemble de l’équipe du film a en outre accepté de revoir son salaire à la baisse afin de rendre sa réalisation possible. »

Les chiffres officiels révèlent la domination incontestée des télévisions privées dans la balance décisionnelle du 7e art ibérique par le biais des sociétés de production qu’elles chapeautent. Sans la contribution de Telecinco Cinema (branche de la chaîne généraliste commerciale et privée madrilène Telecinco) ou d’Antena 3 Films (émanation de son concurrent direct Antena 3), financer un film s’apparente bien souvent à un véritable chemin de croix. « L’Espagne est le pays d’Europe qui bénéficie le moins d’aides culturelles. Et le secteur du cinéma y est particulièrement peu choyé. Pour vous donner une idée concrète, la Belgique, dont la superficie est 17 fois inférieure à celle de l’Espagne, a à l’heure où je vous parle deux fois plus d’argent à investir dans sa production filmique. Trente millions de subsides annuels pour l’ensemble de la production ibérique? C’est dérisoire! Les techniciens y sont tellement sous-payés qu’ils quittent le pays. C’est d’autant plus regrettable que le talent est bien présent. »

La solution? « Il n’y a pas de recette miracle, bien sûr. Mais il est désormais essentiel pour un film espagnol d’avoir un potentiel international, de parler à la fois aux acheteurs et aux spectateurs étrangers -à commencer par la France et l’Italie. » Une nécessaire capacité d’exportation qui n’implique pas pour autant de gommer les spécificités les plus locales de l’oeuvre. Au contraire. Ouvert sur une tradition mondiale du cinéma d’auteur -Arévalo se revendique à la fois des frères Dardenne et de Sam Peckinpah, de Jacques Audiard et de Sergio Leone-, La Colère d’un homme patient entend ainsi également renouer avec une certaine idée du cinéma espagnol tel que pratiqué par un Carlos Saura à la charnière des années 60 et 70. « Saura a toujours défendu un cinéma qui possède une identité, avec des ambiances et des personnages familiers. C’est quelque chose qui s’est un peu perdu avec les années, et le public ibérique en était arrivé à rejeter les productions où l’on sentait une vie de quartier, une atmosphère du cru. Ils assimilaient ça à des espagnolades. Raúl fait partie d’une génération qui entend renouer avec cet esprit-là. C’est un film qui lui est très personnel, avec ses propres codes, parce que nous pensons qu’il est important de parler de ce que nous connaissons, de ce qui nous touche. Nous devons plonger profondément dans nos racines afin de raconter des histoires qui, au bout du compte, si elles parlent des êtres humains, peuvent devenir universelles. »

Trois questions à Raúl Arévalo

Réalisateur de La Colère d’un homme patient.

Raúl Arévalo
Raúl Arévalo© DR

D’où vous est venue l’idée de ce récit vengeur?

Mon père tenait un bar très similaire à celui autour duquel gravitent les protagonistes du film. Un jour, en entendant parler d’un crime particulièrement crapuleux à la télévision, un client s’est écrié que si une chose pareille devait arriver à sa famille, il attraperait un flingue et dégommerait tout le monde. C’est le genre de choses que l’on peut voir de manière très graphique dans un film de Tarantino bien sûr, mais j’ai commencé à me demander à quoi cela pourrait ressembler en vrai si un simple type de la banlieue madrilène décidait de se venger de la sorte. J’en ai parlé à un ami psychologue et, ensemble, nous avons commencé à développer la base d’un scénario.

Comme dans un western, les paysages de la campagne ibérique font figure de personnage à part entière du film. Où ces séquences rurales ont-elles été tournées?

Ces paysages de l’Espagne profonde sont ceux dans lesquels j’ai grandi étant enfant. Mes parents vivaient dans un bled proche de Ségovie, à une heure de route de Madrid. C’est une région particulièrement moche, mais cinématographiquement j’étais convaincu que ça allait fonctionner. Un peu comme dans un western de Sam Peckinpah ou de Sergio Leone, oui. Ce sont des références qui m’ont beaucoup accompagné durant le processus de création. Tout comme les films de Jacques Audiard, de Carlos Saura ou des frères Dardenne. Il s’agit là d’inspirations très éclatées, j’en conviens, mais que je convoque chaque fois à des moments très précis, dans l’idée de transposer un regard spécifique sur le monde dans un univers qui m’est propre. Il me tenait vraiment à coeur de faire un film qui me ressemble avant tout.

Avez-vous l’impression de dire quelque chose sur l’Espagne d’aujourd’hui à travers ce film?

Jamais de manière explicite mais oui, je voulais témoigner de la réalité d’une Espagne peu visible à la télévision ou au cinéma. Prenez, en Italie, les films de Paolo Sorrentino, Matteo Garrone ou Nanni Moretti. Aucun de ces réalisateurs, aussi dissemblables soient-ils, ne cherche à asséner une vérité catégorique sur son pays. Mais de par leurs spécificités, leurs films dévoilent une facette très particulière de l’Italie d’aujourd’hui, qu’elle soit romaine ou napolitaine, décadente ou mafieuse, intime ou violente. Par la bande, chacun d’eux en dit long sur une certaine identité transalpine.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content