Laurent Raphaël

L’édito: Scènes de ménage

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

On les croise sans vraiment les voir. Au mieux, on leur adresse un « bonjour » plus ou moins chargé de condescendance, au pire on ne les calcule même pas, comme s’ils se confondaient avec la moquette qu’ils sont en train d’aspirer.

Fantômes errant dans les couloirs des bureaux ou gardiens de la propreté chez les particuliers, les femmes (et hommes) de ménage forment une armée de l’ombre qui souque en silence dans les cales du navire néolibéral. Pas vraiment des parias mais pas non plus des humains à part entière. Leur manque cette chose essentielle qui ne figure pas sur la fiche de paie: l’estime de soi et des autres. « Les gens pensent qu’on est bonnes qu’à ça« , regrette une aide ménagère interrogée dans le documentaire de Gaëlle Hardy et Agnès Lejeune, Au bonheur des dames, en salle depuis mercredi. Devant la caméra bienveillante des deux réalisatrices, plusieurs employées du secteur des titres-services racontent les coulisses d’un métier physiquement et moralement éprouvant. Si elles nouent parfois des relations chaleureuses avec certains clients âgés et esseulés, dont elles sont aussi les confidentes et les assistantes sociales, elles doivent avaler toutes sortes de couleuvres: clients qui ne paient pas, problèmes de santé, manque de considération, sans oublier les agressions sexuelles fréquentes, allant du type qui met systématiquement un film porno à celui qui se masturbe carrément. Coincées au bas de la chaîne alimentaire, elles sont les premiers témoins de la faillite du système. Au moins, l’instauration des titres-services en 2004 leur assure une protection juridique et une certaine visibilité sociale (elles sont 160.000 en Belgique, ce qui en fait le deuxième secteur en nombre de travailleurs du pays).

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Des récits de malheurs, il en est une autre qui en ramasse à la pelle, ou plutôt à la serpillière, c’est la responsable des douches des Bains de Bruxelles, lieu emblématique du quartier populaire des Marolles, auquel le documentaire de Kita Bauchet, Bains publics (sortie dans quelques salles fin novembre et diffusion sur BeTV courant décembre) consacre un portrait émouvant. Avec ici un parti pris cinématographique plus marqué, proche de l’humanisme et du sens de l’image et du récit panoptique d’un Frederick Wiseman, le réalisateur entre autres d’Ex Libris: The New York Public Library. Kita Bauchet y ajoute une touche burlesque et poétique qui désamorce tout pathos. Un film social donc, mais diffusant une chaleur agréable qui n’est pas due qu’à la température de l’eau. En même temps qu’elle récure les douches avec l’énergie d’un Sisyphe, la gardienne du temple lave aussi un peu les âmes noircies par les affres de l’existence, et redonne au passage à ces déclassés un semblant de dignité. Comme une déesse postée à l’entrée des bas-fonds, elle prend soin des nécessiteux, se « payant » en sourires et en petites attentions, pendant qu’un étage plus haut le bassin voit défiler le mille-feuille sociologique de la capitale, des enfants du quartier aux nageurs métronomes en passant par les graciles sirènes d’une compétition de natation synchronisée. Tout le monde dans le même bain pour le coup!

Ce n’est sans doute pas un hasard si le monde culturel et médiatique s’intéresse aujourd’hui autant aux « invisibles » de la société, « aux gens minoritaires, à ceux que l’on ne regarde pas » comme les définit le réalisateur Philippe Faucon, qui depuis ses début à l’orée des années 90 aligne des films de fiction poreux au réel et plongeant avec une vibrante empathie dans la vie ingrate de ces nouveaux damnés, que ce soit la femme de ménage d’origine marocaine de Fatima (César du meilleur film 2016) ou l’immigré sénégalais exilé loin de chez lui dans son nouveau film, Amin. Quand les coutures craquent, c’est aux endroits les plus fragiles, là où il y a moins de tissu. Avec une caméra, un pinceau (le Centre culturel Bruegel à Bruxelles accueille en novembre une exposition de portraits de SDF par l’artiste Spear, pour « ré-humaniser » leur image) ou un stylo (comme la journaliste Florence Aubenas qui en 2010 s’était glissée dans la peau d’une « technicienne de surface », comme on dit en novlangue, pour comprendre les mécanismes d’exclusion), ces témoins auscultent les racines du tronc que recouvrent les branches sur lesquelles nous sommes tous assis. Si on les laisse pourrir, si on ne leur donne pas un peu de lumière, d’espoir et d’amour, c’est tout l’arbre qui va finir par s’effondrer. Notre humanité commence au pied de l’échelle sociale!

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