L’art japonais de filmer le plaisir

L'Extase de la rose noire de Kumashiro est l'un des cinq classiques du coffret Roman Porno.
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Au début des années 70, la Nikkatsu, menacée par la banqueroute, se lance dans la production en série de films érotiques baptisés les « roman porno ». Un coffret en réunit un échantillon.

Le bandeau promotionnel annonce dix chefs-d’oeuvre de la Nikkatsu. On n’ira pas jusque-là, même si la parution d’un coffret Roman Porno, du nom donné aux films érotiques produits à la chaîne par le studio japonais à compter du début des années 70, constitue assurément un événement à même de ravir les amateurs de cinéma bis. Dix titres composent cet échantillon, aux films des origines, réalisés par quelques-uns des maîtres du genre, comme Tatsumi Kumashiro, Noboru Tanaka ou Masaru Konuma, répondant ceux tournés 45 ans plus tard, en 2016, par des cinéastes contemporains comme Hideo Nakata ou Sion Sono à la faveur d’un « reboot » commandé par le studio. L’intérêt de l’entreprise est multiple, qui ajoute notamment au chapitre esthétique et à l’évolution de la représentation érotique dans le cinéma japonais, les transformations sociales du pays, inscrites à même la pellicule.

La règle du 2-70-8

Plus ancienne major japonaise (elle a été créée en 1912), ayant accueilli en son sein des réalisateurs aussi prestigieux que Kon Ichikawa, Seijun Suzuki ou Shohei Imamura, cinéaste du désir s’il en fût, la Nikkatsu fait face, au début des années 70, à de graves problèmes financiers, liés à la concurrence accrue de la télévision et à la désaffection du public des cinémas. En réponse à quoi le studio décide de se lancer dans la production exclusive de films érotiques, baptisés « roman porno » pour romanesque pornographique (à ne pas confondre avec les pinku eiga, indépendants). Apartment Wife: Affair in the Afternoon, de Shogoro Nishimura, en 1971, est le premier d’une longue série; plus de 1.000 titres seront tournés en 17 ans, moment où le genre est délaissé, faute d’encore rencontrer le succès, pourtant significatif au départ.

Nuits félines à Shinjuku, de Tanaka, est une variation dénudée de La Rue de la honte de Muzoguchi.
Nuits félines à Shinjuku, de Tanaka, est une variation dénudée de La Rue de la honte de Muzoguchi.

À production de masse, nouvelle génération de réalisateurs, ceux de série A dédaignant ce type de cinéma. Ils seront donc nombreux à s’accommoder des contraintes du genre et à la règle du 2-70-8: 2 semaines de tournage, 70 minutes de film et 8 passages érotiques obligés. À quoi s’ajoutent celles budgétaires, et d’autres, liées à la censure, et à l’interdiction de montrer pilosité et organes sexuels, les cinéastes témoignant à cet égard d’une ingéniosité sans limites, cadrages savants mais encore vases, bougies, dossiers… entrant dans le champ et dissimulant ce que le regard ne saurait voir, quand il ne s’agira pas, à l’occasion, de gratter la pellicule (à des fins bien différentes de Norman McLaren cependant) -ainsi, parmi les titres proposés, dans Les Amants mouillés, de Tatsumi Kumashiro. Ce cadre strict respecté, la licence est considérable, tant dans les thèmes choisis que dans leur mise en formes, cette vague pornographique correspondant aussi à un désir de liberté travaillant la société japonaise. Parmi les auteurs majeurs, chacun aura ainsi sa marque de fabrique, Kumashiro apportant une dimension sociale au genre là où Tanaka privilégie une veine plus littéraire, tandis que Konuma s’impose surtout dans le registre SM, tous débordant du cahier des charges strictement érotique constituant la chair même des films.

La découverte des cinq classiques repris dans ce coffret (soit, dans l’ordre chronologique, Les Amants mouillés, de Kumashiro (1972), Nuits félines à Shinjaku, de Tanaka (1972), L’Extase de la rose noire, de Kumashiro (1975), Angel Guts: Red Porno, de Toshiharu Ikeda (1981) et Lady Karuizawa, de Konuma (1982)) racontent aussi une production écartelée entre des enjeux divers. L’Extase de la rose noire, par exemple, est emblématique d’un cinéma de la marge aspirant à sortir d’un carcan trop étroit -un réalisateur de porno entendant faire de l’art tente de convaincre une actrice recrutée au pied levé des bienfaits du cinéma érotique pour le monde. À tout le moins aura-t-il le don de révéler la jeune femme (Naomi Tani, star absolue du genre, interviewée par Stephen Sarrazin dans le copieux livret complétant cette édition) à elle-même. Soit un monde auto-réfléchissant, les exégètes du genre ne manquant pas de relever l’influence indirecte de la Nouvelle Vague, quand il n’y a pas là l’héritage de maîtres japonais. Si L’Extase semble ainsi faire référence, non sans quelque ironie, à Imamura et Nagisa Oshima, Nuits félines à Shinjuku, de Tanaka, ressemble à une variation dénudée de La Rue de la honte, le dernier opus de Kenji Mizoguchi, dans lequel celui-ci dépeignait la vie d’employées d’une maison close. Schéma qu’emprunte un film ayant pour cadre Shinjuku, et centré autour de trois hôtesses accueillant leurs clients dans les bains mousseux d’un « soapland », équipée s’achevant dans un petit matin chargé de mélancolie urbaine, en quelque vision teintée de modernité.

Angels Guts: Red Porno est l'adaptation d'un manga éponyme.
Angels Guts: Red Porno est l’adaptation d’un manga éponyme.

Une femme s’affranchit

Les femmes tiennent ici le premier rôle, comme bien souvent d’ailleurs dans le « roman porno », qu’il s’agisse de Lady Karuizawa ou de l’héroïne de Angel Guts. Mélodrame classique, n’étaient ses scènes de sexe, le premier voit, dans les hauteurs huppées de Nagano, une riche épouse délaissée s’éprendre d’un jeune homme de condition modeste aspirant à se faire une place au soleil. Entre l’aisance tape-à-l’oeil des uns et l’arrivisme des autres, le constat posé par Konuma est sans illusion; Miwa Kawada habite son univers avec une grâce triste n’attendant que de renaître au désir, et le film est aussi l’histoire d’une femme qui s’affranchit. Pour l’anecdote, l’actrice, qui avait connu son heure de gloire avec la série des Zatoichi, faisait là son premier film érotique, assurant, à défaut de relancer sa carrière, un solide coup de pub à la Nikkatsu, « un peu, nous apprennent les bonus, comme si Sophie Marceau tournait un porno ».

Contemporain du précédent, Angel Guts: Red Porno est le reflet d’une réalité différente. Adapté du manga éponyme de Takashi Ishii par Toshiharu Ikeda, futur réalisateur du cultissime Evil Dead Trap, le film met en scène Nami, une jeune femme travaillant dans un grand magasin de Tokyo, et acceptant un jour de remplacer une collègue pour une séance de photos bondage. Et de se retrouver star de la revue Red Porno malgré elle, circonstances qui vont lui faire perdre tout à la fois son job et son amant, tout en la laissant à la merci des harcèlements d’un inconnu. On est loin, ici, de la naïveté relative des titres précédents, l’univers érotique s’avérant pour le coup aussi cru et glauque que violent (réponse, sans doute, à l’essor des Adult Videos). Non sans que le film, pur produit des années 80, ne mette également en scène la solitude urbaine, pendant d’une indépendance fraîchement gagnée, celle de cette jeune femme comme celle d’un jeune homme sans emploi, cible toute désignée de la vindicte populaire. Nocturne et glacial, il y a là comme le pendant nippon à l’oeuvre d’un Brian DePalma.

Le « reboot » de 2016

Quarante-cinq ans après avoir initié cette première vague de « roman porno », la Nikkatsu devait inviter cinq réalisateurs contemporains à en livrer leur vision, qu’ils aient fait leurs classes auprès de maîtres du genre à l’instar de Nakata, qui fut l’assistant de Konuma (à qui il consacra le documentaire Sadistic & Masochistic, repris en bonus), ou qu’ils aient exprimé leur dette à l’égard du genre, comme Sion, mais encore Akihiko Shiota, Kazuya Shiraishi et Isao Yukisada. Les cinq films réalisés dans le cadre de ce « reboot » complètent le coffret, achevant de mettre en perspective ce pan de la production japonaise. Réalisés dans des conditions de production voisines des originaux, dont ils préservent l’esprit à défaut de la candeur tout en s’appuyant sur un savoir-faire démultiplié, les films présentent un intérêt variable, suivant qu’il s’agit d’hommages plus ou moins conformes ou de variations inspirées. L’Aube des félines, de Shiraishi, s’inscrit dans la lignée des Nuits félines à Shinjuku, gravitant autour de trois escort girls du quartier d’Ikebukuro, à Tokyo, l’industrie du sexe ayant suivi celle de la société, entre vidéos virales, misère affective et ultra- solitude. Quant à À l’ombre des jeunes filles humides de Shiota, il cite Les Amants mouillés et ses personnages marginaux, dont il propose une relecture parodique mais aussi anecdotique. Si l’on saluera la finesse d’exécution de Chaudes gymnopédies, de Yukisada (un film s’attardant au son de Satie sur les aventures sentimentales d’un réalisateur, et n’étant pas sans évoquer une version érotique du cinéma de Hong Sang-soo) et du White Lily de Nakata, cruel conte d’amour lesbien faisant écho à la Lady Karuizawa de Konuma, Sion Sono est celui qui s’acquitte de l’exercice avec l’audace la plus grande. Et de s’employer, dans un décor tout en couleurs flashy, à déconstruire la relation entre une artiste-star et son assistante, le propos s’étoffant au gré de mises en abyme successives, en un tourbillon esthétique et réflexif. Ou l’AntiPorno comme conclusion ultime du « roman porno »…

L’amour à mort

L'Empire des sens, chef-d'oeuvre absolu du cinéma érotique japonais
L’Empire des sens, chef-d’oeuvre absolu du cinéma érotique japonais

Quiconque parle de cinéma érotique japonais pense inévitablement à L’Empire des sens, chef-d’oeuvre absolu tourné au mitan des années 70 par Nagisa Oshima, qui répondait à l’invitation du producteur français Anatole Dauman. Soit inspiré d’une affaire criminelle qui avait agité le Japon en 1936, l’histoire de Sada Abe, ancienne geisha engagée comme servante dans une auberge de Tokyo, et entamant bientôt une liaison avec Kichi, le mari de sa patronne. Et le couple d’amants de se couper insensiblement du monde pour se livrer tout entier à sa passion charnelle dévorante, la jeune femme prenant peu à peu le pouvoir dans une relation qu’elle conduira au bout du plaisir, au mépris des tabous et de l’ordre social comme moral d’une société patriarcale. Autant dire qu’il y avait là un sujet tout trouvé pour Oshima, maître incontesté de la Nouvelle Vague japonaise des années 50 et 60, un artiste animé par un esprit révolutionnaire ne s’étant jamais démenti. Lequel, au sommet de son art, livre un film radical d’une ravageuse beauté, osant une vérité charnelle (les actes sexuels ne sont pas simulés) à l’abri d’un quelconque voyeurisme, balayant fiévreusement le champ de l’amour fou jusqu’en une étreinte ultime – « l’érotisme est l’approbation de la vie jusque dans la mort », disait Georges Bataille. Si le film connaît un succès public et critique à l’international, il n’en va pas de même au Japon, où l’oeuvre fait scandale, sortant amputée de scènes de sexe, le cinéaste étant pour sa part poursuivi pour obscénité, avant d’être acquitté. Lors d’une ressortie ultérieure, la censure japonaise imposera le floutage de certains passages, le film restant invisible au Japon dans sa version d’origine. Quant à Sada Abe, elle a fait par ailleurs l’objet d’un… roman porno, La Véritable Histoire d’Abe Sada, réalisé par Noboru Tanaka en 1975.

Roman Porno (1971-2016): une histoire érotique du Japon. Un coffret de dix films.Livret de Stephen Sarrazin. Éd. Elephant Films.

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