L’ABCédaire du porno

L'ABC fut le dernier ciné porno bruxellois, temple du pénis conquérant et de minou rassembleur. © ARCHIVE NOVA
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Après divers ouvrages touchant aux joies du catch et du sexe, Jimmy Pantera signe Cinéma ABC – La Nécropole du porno, coït visualo-littéraire sur un mini-mythe bruxellois.

« Écrire ce livre a été pour moi une question de vie ou de mort. Et ce n’est pas juste une formule… L’envie m’est venue lorsqu’une strip-teaseuse m’a montré l’intégralité du bâtiment de l’ABC. J’ai remarqué qu’il y avait des tonnes de documents mais aussi de bobines dans toutes les pièces. Là, il y avait quelque chose à faire. » On parle depuis une heure et demie avec Jimmy Pantera, quinqua volubile (voir portrait ci-dessous). Embarqué dans un fleuve de paroles qui navigue entre sexe, société, solitude, fantasmes, underground et copies 35. Jimmy possède une étourdissante connaissance du sujet de notre rencontre -le ciné porno et l’ABC-, pas forcément notre tasse de thé. Si l’on peut dire. Mais la sexoscience de Mr Pantera, glissée dans un ouvrage de 304 pages, impressionne. Celui-ci raconte une histoire de cul et de pellicule, de scènes soft et hardies, plus d’autres acrobaties corporelles adultes. Cinéma ABC – La Nécropole du porno (Maison CFC) plonge dans les années 1972 à 2013, pendant lesquelles le dernier ciné porno bruxellois -qui projette du film 35 mm- devient le temple du pénis conquérant et du minou rassembleur. Le lieu, annoncé par des vitrines extérieures aguichantes, ouvre sept jours sur sept, de midi à 23 heures, dans un immeuble de l’avenue Adolphe Max, à deux pas(ses) de la place Rogier. Jimmy Pantera le fréquente, tombe en fascination pour l’endroit, qui accueille quelques dizaines de spectateurs et une légion de pénétrations sur grand écran. Le livre qui en résulte, sur papier classe -Multi Art Silk 115 grammes-, a été longuement bichonné. Et alterne des photos et affiches de films projetés dans cette casemate érectile avec une intéressante série de textes. Historiques, vécus de spectateurs ou de strip-teaseuses qui s’y produisaient, d’amateurs ou pros du porno, avec même une préface du docte philosophe Laurent de Sutter.

Il aura fallu un an et demi à Jimmy Pantera pour
Il aura fallu un an et demi à Jimmy Pantera pour « digérer » les archives kilométriques du cinéma ABC.© ADELE PRINCE

Pourquoi ce livre?

L’un des chocs de ma vie a été la découverte du cinéaste Russ Meyer: j’ai été touché par l’image de la bad girl, des filles qui ne s’en laissaient pas compter, aux physiques très forts, très sexués. À l’ABC, la projection était systématiquement interrompue une fois par heure pour laisser place à une strip-teaseuse. Et l’une des filles, Samantha, m’a un jour montré l’intégralité du lieu. J’ai pu voir la cabine de projection, les pièces jusqu’aux étages. Et partout, il y avait des tonnes de documents de toutes sortes et des masses de bobines de films 35. Comme dans un musée à l’abandon: il fallait absolument faire un travail sur tout ça. On était en 2007-2008 et personne n’a voulu me parler. Personne.

Et puis l’ABC ferme en 2013…

J’ai eu un choc, douloureux. Pensant que jamais je ne pourrais faire ce livre, et que le cinéma comme les archives seraient détruits. J’étais désespéré… Un projet qui visait à sauver le cinéma a capoté, mais le Nova a pu sauver tous les documents visuels et 600 films, soit environ 5.000 bobines. J’ai mis un an et demi pour « digérer » les archives kilométriques, une solide base de travail, puis j’ai commencé à interviewer les gens, à construire le livre, comme une colonie de termites construit sa termitière.

L'ABCédaire du porno
© GILLES VRANCKX

Le livre raconte aussi la censure des films porno, notamment via le code Hayes, le code de production du cinéma US. En Belgique, la justice interdira en septembre 1976 la projection de L’Empire des sens. Et le procureur viendra lui-même voir les films à l’ABC, ou ailleurs.

Le procureur Jacques Velu a supporté une forte censure jusqu’à l’arrivée en 1990 de Benoît Dejemeppe, qui a décidé de laisser tomber… Jusqu’alors, il était interdit de montrer à l’écran une pénétration, des tétons et même des poils pubiens. Les exploitants essayaient d’échapper à la censure, par exemple en coupant les scènes hard lors de la première projection -où des policiers étaient souvent présents- pour les remonter par la suite dans le film.

Au centre de la termitière ABC, il y avait le patron, George Albert Scott, né en URSS en 1917, devenu citoyen américain. Propriétaire de multiples cinémas, il avait aussi son propre réseau de distribution de films…

Un homme inapprochable, qui a toujours refusé la moindre interview ou médiatisation. Pour moi, c’est un personnage tout droit sorti des films qu’il distribuait, une sorte d’Orson Welles du porno. Il y a un peu de Cagliostro en lui, l’aventurier italien, escroc de haute volée. Scott était un expert du cinéma d’exploitation, un cinéma pur et dur qui trouve ses racines dans le cirque et les sideshows, où il y a une part d’arnaque. Les affiches de ses films fonctionnent beaucoup là-dessus: spectaculaires, avec des couleurs très vives et des typos suggestives. Pour éviter d’avoir des ennuis, Scott masquait lui-même tout ce qu’il pouvait y avoir de censurable sur les affiches en devanture de l’ABC: il mettait des carrés sur toutes les surfaces « condamnables »… Il avait des sociétés-écrans qui lui permettaient d’importer des films des États-Unis ou d’Allemagne, sans que son nom n’éveille les soupçons de la douane. Scott était une sorte de dealer de fantasmes: il n’était pas le seul, d’autres faisaient le même type de travail à Bruxelles. Scott est mort en 2014, il avait plus de 90 ans.

L'ABCédaire du porno
© ARCHIVE NOVA

On parle de cinéma d’exploitation, divisé en sous-genres comme sexploitation, blaxploitation et même nazisploitation, mode de films érotico-porno surfant sur le look des amis d’Hitler. Mais encore?

En fait, la définition de film d’exploitation, c’est celle d’un cinéma à petit budget destiné à être très rapidement rentable. Il ne s’embarrasse pas de fioritures, use ses formules -bikers, délinquants juvéniles, sexe- jusqu’à la corde. L’objet est lancé sur le marché et si ça fonctionne, on continue! Jesús Franco (1930-2013), cinéaste espagnol, était spécialisé là-dedans. Il tournait trois films en même temps, sans forcément prévenir les acteurs! On est dans un bricolage permanent, tout cela entrelardé d’inserts hard que le producteur croit bon d’ajouter…

Les titres des films porno font preuve d’imagination: À nous les jolies majorettes, Les petites saintes y touchent, Pour un dollar d’amour…

Oui, il y a aussi quelque chose de truculent dans tout ça. Ce n’est pas un univers unidimensionnel: il y a différents degrés de lecture à appréhender. Ce n’était pas très connu donc j’ai compris que ça me prendrait des années pour m’en saisir. La rareté, la difficulté d’accès, m’ont beaucoup motivé!

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© ARCHIVE NOVA

Roland Lethem (1942) et Marco Laguna (1959), par ailleurs chanteur du groupe La Muerte, sont deux cinéastes belges d’exploitation qui témoignent dans ton livre. Qu’est-ce qui les unit?

Il s’agit d’un cinéma qui n’est absolument pas prétentieux: on ne prend pas le spectateur de haut, il ne faut pas avoir un doctorat en philo et lettres pour comprendre les acteurs. Et puis, tous deux utilisent un climat un peu fantastique, un peu onirique.

Dans quelle mesure Emmanuelle, film érotique de 1974 à l’incroyable succès -45 millions de spectateurs dans le monde-, a-t-il amené l’acceptation du genre érotique/porno?

Certains producteurs se disent qu’il y a moyen d’investir dans ce genre de cinéma, comme pour Les Jouisseuses, nanar porno diffusé dans le circuit habituel seventies qui fera plus de deux millions d’entrées. À cette époque, il n’y a pas de séparation entre le cinéma porno et l’ordinaire. Sur les Champs-Élysées, les cinés Gaumont programment du porno, entre 1974-1975. Mais vu les protestations, notamment d’associations religieuses face à Lèche-moi ou Dans les petits trous, la France de Giscard d’Estaing impose des taxes supplémentaires aux exploitants porno.

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© GILLES VRANCKX

Au fond, le porno est-il politique, de droite ou de gauche?

Il y a là une vérité à plusieurs visages. En 1974-1975, quand la loi X est votée en France, l’industrie est de droite. Puis quand Giscard a été battu par Mitterrand, Jack Lang, ministre de la Culture, bien à gauche, a fait appliquer la loi et les visas de censure. En Belgique, il existe toujours une commission de censure, dont le dernier exploit remonte à 1989, lorsqu’elle a mis un « enfants non-admis » pour le Batman de Tim Burton.

Biopic

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© PHILIPPE CORNET

Le nom de Jimmy Pantera -Patrick au civil- vient d’une affiche italienne sixties: « Dans ce cinéma, les diffuseurs changeaient les noms pour faire croire qu’il s’agissait de films américains. Là, c’était un film mexicain et Jimmy Pantera est un acteur qui n’existe pas. Donc, je le deviens à la fin des années 1990. » Jimmy/Patrick -né en 1964 à Anvers- grandit dans des villes de garnison en Allemagne puisque le pater est militaire. Suivent trois années au Congo. Enfant, Patrick est confronté à un univers familial alcoolique violent. « Pour échapper à tout ça, je dessinais beaucoup et je lisais tout ce qui me tombait sous la main, romans, notices de médicaments, BD, modes d’emploi. Je créais aussi des récits fantasmagoriques. Développant alors cette image du super-héros puisque je suis dans un environnement où les hommes sont défaillants. » L’autre choc est un poster de catch vu, gosse, à Liège: « On était au milieu des années 70 et c’était déjà la queue de la comète! Mais je vais suivre le truc jusqu’à aller plusieurs fois au Mexique et découvrir cette culture de Lucha libre, un choc invraisemblable, y compris via les films. » Le diplômé en arts plastiques et BD de Saint-Luc est aujourd’hui professeur dans une école d’art bruxelloise. Il a sorti une douzaine de bouquins comme partenaire de la maison parisienne Serious Publishing. Et se demande ce qu’il pourra faire après son Cinéma ABC. D’ores et déjà un classique.

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