Konstantanos, Lánthimos… Gros plan sur la nouvelle vague du cinéma grec

Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Michalis Konstantatos porte un regard décalé sur la crise ayant frappé la Grèce en filmant la douloureuse remise en question d’un couple confronté au déclassement social.

Une villa au confort un peu tape-à-l’oeil dominant un paysage ensoleillé: c’est dans ce cadre opulent que l’on découvre Petros et Aliki, le couple au coeur de All the Pretty Little Horses, le deuxième long métrage de Michalis Konstantatos, artiste polyvalent auteur en 2013 de Luton, mais aussi directeur de la compagnie théâtrale athénienne Blindspot, parmi diverses activités. Le déballage de luxe n’est toutefois que façade, comme il ressort bientôt d’un film à combustion lente travaillant le déclassement social et ses conséquences psychologiques. Celui frappant ses deux protagonistes et leur jeune enfant en l’occurrence, contraints, comme on l’apprendra par la suite, de quitter leur situation à Athènes suite à une tragédie dont la teneur restera imprécise, mais dans laquelle il est tentant de voir le pendant métaphorique de la crise économique ayant frappé la Grèce en 2008. « Ce couple a vécu quelque chose que la majorité des Grecs ont connu, commence le réalisateur. Ceux qui étaient économiquement à l’aise sont arrivés à survivre, les pauvres sont devenus encore plus pauvres, les seuls à avoir gagné quelque chose de cette crise sont ceux qui étaient déjà ultrariches. »

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Un paysage inconnu

Ce constat, All the Pretty Little Horses le sous-entend plutôt qu’il ne l’impose au spectateur, semblant naviguer à vue en compagnie de protagonistes dont les motivations profondes restent longtemps incertaines. Un flou propice à générer un surcroît de malaise qu’entretient une mise en scène serrée. « Tout dans le film -la musique, le cadre, les mouvements de caméra- tend à coller à l’état psychologique dans lequel se trouvent ces personnes, poursuit Michalis Konstantatos. Après cette catastrophe, la première chose qui leur arrive, c’est de réaliser qu’ils ne se connaissent pas vraiment eux-mêmes. Ils essaient de retrouver qui ils sont et ce à quoi ils aspirent dans l’existence, pour échouer dans un paysage obscur et inconnu. Je voulais que le spectateur se retrouve également plongé dans un lieu inconnu, et que le film prenne forme petit à petit devant lui. Pour moi, il s’agissait que l’on vive All the Pretty Little Horses comme une expérience et pas seulement comme l’on regarde un film sur Netflix. Même si, vu les circonstances, on le découvre aujourd’hui sur des plateformes et non sur les écrans de cinéma… »

Les codes du thriller détournés par Michalis Konstantatos.
Les codes du thriller détournés par Michalis Konstantatos.

Ce paysage mental obscur et inconnu dans lequel Petros et Aliki vont évoluer pour tenter de se reconstruire trouve son prolongement physique dans les contours d’une petite station balnéaire, « un endroit qui a connu son heure de gloire dans les années 80″. « Cette époque est désormais révolue, et les habitants sont des ouvriers qui doivent travailler pour vivre, même si, en raison de la beauté du site, de la mer et de la proximité d’Athènes, des gens fortunés ont fait construire des villas impressionnantes sur les hauteurs. On peut donc y rencontrer aussi bien des gens pauvres que d’autres, hyperriches, mais ils ne se croisent pas. Leur seul point commun, c’est de se trouver dans un même emplacement géographique, mais il n’y a jamais d’échange, sauf si les premiers travaillent pour les seconds. » Ainsi de Petros et Aliki, qui vivent la situation avec un inconfort croissant, venu insidieusement miner leur relation et phagocyter l’écran, le film n’étant pas sans évoquer le cinéma d’un Yórgos Lánthimos. « Quand, comme ce couple, quelqu’un définit son existence par son niveau de rémunération, l’argent, sa maison, son statut social, et qu’il vient à tout perdre, il se trouve mis à nu. Confrontés à cette situation, Petros et Aliki ne savent plus qui ils sont, et leur premier réflexe est de courir afin de retrouver les éléments qui définissaient leur existence auparavant. »

Entreprise délicate qui adopte, devant la caméra de Konstantatos, la forme d’un thriller psychologique en suspension, écrin pour ainsi dire naturel d’un récit tendu vers des lendemains incertains. Ce que le réalisateur désigne comme un « thriller existentiel » dont l’enjeu ne serait pas la résolution d’une énigme, mais plutôt la confrontation du couple avec lui-même et avec la réalité de leur existence. « Si j’ai choisi la forme du thriller, c’est tout d’abord parce que cela correspond à la façon dont ils vivent cette situation: la perte de ce qui les constituait est porteuse de stress et d’intensité, tout comme la question de savoir s’ils pourront retrouver ce qu’ils ont perdu. Mais au-delà, je considère à vrai dire que les relations humaines sont comme des éléments de thriller: le simple fait que deux personnes puissent communiquer requiert, aujourd’hui, beaucoup d’intensité et d’efforts. Nous sommes tous chargés d’arrière-pensées, si bien que les relations entre deux personnes engendrent des situations stressantes parce que les individus sont de moins en moins clairs. Au lieu de profiter d’une relation, on se retrouve à courir pour tenter de la préserver… »

Sur un air de berceuse

Une ambiguïté qui est aussi celle présidant à un film où les apparences se révèlent bien souvent trompeuses -postulat valant jusqu’à son titre, emprunté à une berceuse américaine traditionnelle. « La musique est très importante pour moi. Dès l’écriture, j’avais à l’esprit des sons et une musique –le score, pas étranger à l’impression paranoïaque d’ensemble, a été confié à l’Anversoise Liesa Van der Aa, All the Pretty Little Horses étant par ailleurs une coproduction belge, NDLR-, et j’avais l’idée d’une berceuse. Une berceuse est ce que raconte une mère à son enfant pour le calmer, et l’emmener vers une situation où il se sente en sécurité. Cette sécurité, les personnages l’ont perdue et ils tentent de la retrouver. Pendant l’écriture, j’ai entendu cette berceuse, et j’ai commencé à ressentir Petros et Aliki en moi grâce à elle. J’ai appris également qu’elle était chantée par les esclaves américains à leurs propres enfants quand ces derniers étaient déçus de les voir accorder plus d’attention à la progéniture de leurs maîtres… »

All the Pretty Little Horses

Konstantanos, Lánthimos... Gros plan sur la nouvelle vague du cinéma grec

Il plane sur All the Pretty Little Horses, le second long métrage de Michalis Konstantatos, de petits airs de Parasite, le mémorable film de Bong Joon-ho, Palme d’or à Cannes parmi une kyrielle d’autres distinctions. Comme dans ce dernier, une famille investit la maison d’une autre, mais si le réalisateur coréen trouvait là le nerf d’une satire sociale revisitant la lutte des classes à l’aune d’une crise économique n’en finissant plus d’exacerber les inégalités, le propos du cinéaste grec est sensiblement différent. Soit l’histoire de Petros et Aliki, un couple dans la quarantaine, et de leur jeune garçon, Panagiotis, expédiés par des circonstances adverses aux contours flous dans une petite station balnéaire, où il s’occupe de l’entretien d’une villa en l’absence de sa propriétaire tandis qu’elle est infirmière à domicile. Et de bientôt s’incruster, sous le regard inquisiteur du jardinier des voisins, dans cette demeure au confort sans comparaison avec celui de leur appartement défraîchi, en quelque réminiscence amère du statut qui était le leur à Athènes…

C’est de déclassement social, et de son impact sur les individus qu’il est en effet question dans ce film que son auteur définit comme un « thriller existentiel ». Konstantatos est habile à installer le malaise comme à ménager des poussées de tension, à quoi il ajoute un regard décalé sur une crise qui sert de toile de fond souterraine à son film. Pour autant, l’ensemble ne suscite pas totalement l’adhésion, peut-être parce que, entamée sous des auspices aussi intrigants que radicaux, l’entreprise s’enlise dans le sillage de ce couple à la croisée des chemins, jusqu’à bientôt sembler dénuée d’enjeu véritable. Du Yórgos Lánthimos light, en quelque sorte…

  • De Michalis Konstantatos. Avec Yota Argyropoulou, Dimitris Lalos, Katerina Didaskalou. 1h47. ***
  • Disponible en Premium VOD sur Sooner, Ciné chez vous, VOO.
Nouvelle école: les ressorts grinçants du cinéma grec

Canine de Yórgos Lánthimos
Canine de Yórgos Lánthimos

Il y a, dans le cinéma grec, un avant et un après Canine (Kynodontas), le sulfureux portrait de famille qui révélait Yórgos Lánthimos en 2009, engageant une cinématographie jusqu’alors dominée par la figure tutélaire de Theo Angelopoulos sur la voie d’un profond renouveau. Formé comme le futur réalisateur de The Lobster à la Stavrakos Film School d’Athènes, Michalis Konstantatos apprécie: « Dans la foulée, une génération de cinéastes vraiment intéressés par la réalité d’aujourd’hui a émergé. Ils n’ont plus eu peur de parler de problèmes qui les concernaient, et c’est clairement Canine qui a montré la voie. » Attenberg, de Athiná- Rachél Tsangári, Alpis, de Lánthimos à nouveau, Miss Violence, d’Alexandros Avranas, Stratos, de Yannis Economides, ou aujourd’hui All the Pretty Little Horses, de Konstantatos, sont quelques-uns des films témoignant d’une production hellène pratiquant un singulier cocktail de radicalité et d’inconfort. « Si le cinéma grec apparaît radical, c’est aussi le reflet de la réalité, poursuit ce dernier. Nombre de ces films touchent à la famille, et je ne pense pas que ce soit dû au hasard. Notre génération a grandi dans des familles où l’on réprimait beaucoup de choses. Une caractéristique des familles grecques, c’est que les problèmes doivent rester cantonnés à l’intérieur: il n’est pas question d’ouvrir grandes les fenêtres pour que les voisins puissent entendre ce qui se passe. Tout doit paraître parfait, on ne doit pas partager ses problèmes. Nous avons grandi avec des phrases comme « Tu dois dire bonjour à ta tante », « Ne parle pas à ton voisin, il pourrait te voler », nous avons dû garder en nous toute une série de choses qui ne demandent qu’à sortir dans nos films. »

Modèle éprouvé

Sous la perfection de façade, les névroses et failles diverses, modèle ayant largement fait ses preuves. Et trouvant parfois une expression littérale, comme dans la grille défaillante de la villa du film de Michelis Konstantatos: « Même dans ce monde parfait, il y a un détail qui ne fonctionne pas, et pas n’importe lequel: c’est la fine ligne de l’endroit où l’on y entre ou bien l’on en sort et, suivant la façon dont on l’envisage, cela peut constituer une libération ou un enfermement. » Un modèle pas étranger non plus à l’ADN grinçant du nouveau cinéma grec: « Notre manière de vivre est, en tout état de cause, régulée et dirigée, nous confiait Yórgos Lánthimos en marge de la sortie de The Lobster. Quand on vient au monde, et cela valait pour Canine également, on est éduqué d’une manière donnée, on nous inculque une série de choses déjà fort jeunes. Imaginez qu’une situation comme celle de Canine (un père manipulateur y élevait ses trois enfants adolescents retranchés d’un monde dont ils ignoraient tout, NDLR) se produise: votre accès au monde réel serait tellement limité que vous pourriez croire que ce dernier tiendrait dans une pièce. C’est une pensée effrayante, qui peut s’appliquer à beaucoup de choses différentes: une famille dans une pièce, un pays entier, un continent, une planète, voire l’univers. » Confinés, pour mieux imploser?

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