John C. Reilly: « Faire des films conséquents en Amérique est devenu de plus en plus difficile »

Joaquin Phoenix et John C. Reilly en tueurs à gages dont l'équipée sanglante prend un tour rédempteur. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Adapté du roman homonyme de Patrick Dewitt, The Sisters Brothers, le premier film « américain » de Jacques Audiard, redessine les contours du western. Non content de camper l’un des deux frères, John C. Reilly en est le producteur…

Lire aussi notre critique de The Sisters Brothers.

John C. Reilly a su, en 30 ans d’un parcours entamé en 1989 devant la caméra de Brian De Palma pour Outrages, ciseler l’un des profils les plus éclectiques du cinéma américain. Alignant les rôles de composition pour les Paul Thomas Anderson (Hard Eight, Boogie Nights, Magnolia), Terrence Malick (The Thin Red Line), Martin Scorsese (Gangs of New York, The Aviator) et autre Robert Altman (A Prairie Home Companion), le comédien chicagolais s’est aussi multiplié sur le terrain de la comédie tendance iconoclaste, fréquentée de Walk Hard à Step Brothers, et l’on en oublie.

À quoi est venue se greffer, depuis quelques années, une carrière européenne, qui l’a vu tourner avec Matteo Garrone (Tale of Tales), Yorgos Lanthimos (The Lobster) ou, aujourd’hui, Jacques Audiard pour The Sisters Brothers. « Faire des films conséquents en Amérique est devenu de plus en plus difficile, explique-t-il, alors qu’on le rencontre dans le cadre du festival de Gand. La production y est composée à 60 ou 70% de films de super-héros ou d’animation, peu engageants pour quelqu’un de mon âge, avec mon expérience et mes intérêts. Il est devenu extrêmement malaisé d’y tourner des films embrassant les problèmes auxquels nous sommes confrontés en tant qu’individus, et censés nous faire réfléchir ou avoir une certaine pertinence. L’industrie est massivement tournée vers le divertissement, le public aspire à s’évader, et je ne peux pas le blâmer tant le monde dans lequel nous vivons est inquiétant. Mais le cinéma reste pour moi un art vital: nous devons continuer à raconter des histoires ayant du sens, et susceptibles d’accompagner les spectateurs. D’où ma volonté de travailler avec des réalisateurs européens, qui peuvent continuer à faire des films conséquents et à l’échelle humaine, à l’abri des pressions telles qu’on les connaît à Hollywood… »

Producteur presque malgré lui

Premier film « américain » de Jacques Audiard, The Sisters Brothers, une adaptation du roman homonyme de Patrick deWitt, opère, en quelque sorte, la synthèse des différents courants qui irriguent le parcours du comédien. Lequel, non content d’y camper Eli, l’aîné des frères Sisters, deux tueurs à gages dont le récit suit l’équipée sanglante et rédemptrice devant les conduire de l’Oregon à la Californie au milieu du XIXe siècle, en est également le producteur. « C’est le roman qui m’a incité à franchir le pas, sourit-il. Ma femme, Alison Dickey, avait produit le film indépendant Terri, dans lequel je jouais et dont Patrick avait écrit le scénario au départ de plusieurs de ses nouvelles. Elle lui a demandé s’il n’avait pas d’autres écrits à lui proposer et il lui a soumis le manuscrit de son livre suivant, avant même sa publication. Nous l’avons lu et en avons acquis les droits, il y a sept ans. Je ne voulais pas nécessairement produire un film, mais je cherchais un projet de qualité dans lequel jouer, et ce roman s’est imposé. Voilà comment je suis devenu producteur: The Sisters Brothers exigeait d’être porté à l’écran… » Et de paraphraser le Shakespeare de La Nuit des rois: « Certains hommes naissent grands, la grandeur s’impose à d’autres. Ce fut notre lot dans le cas présent. »

Le projet prendra forme au festival de Toronto, où le couple de producteurs rencontre Jacques Audiard, venu y présenter De rouille et d’os. Quelques années seront nécessaires à son aboutissement cependant. Le temps pour le cinéaste français de signer Dheepan, Palme d’or à Cannes; pour Reilly de tourner dans divers films, jusqu’à apparaître dans Les Cowboys, premier long de Thomas Bidegain, partenaire d’écriture régulier de… Jacques Audiard et, à ce titre, co-scénariste de The Sisters Brothers. « Jacques nous a donné sa bénédiction, raconte l’acteur. Avant d’ajouter: Ils sont fort proches, et je suis certain qu’il a demandé à Thomas si je n’étais pas un emmerdeur… »

Le roman de Patrick deWitt envisage l’Ouest des pionniers de façon on ne peut plus singulière. À croire d’ailleurs qu’il fallait un regard extérieur comme celui de Jacques Audiard pour transposer au mieux la geste des frères Sisters à l’écran. « Cette considération est certes entrée en ligne de compte, mais ce ne fut pas la première, relève John C. Reilly. Jacques est surtout un immense cinéaste, dont nous adorions le travail, Alison et moi, et dont les films, à l’instar de ceux de Paul Thomas Anderson, Terrence Malick ou Martin Scorsese, sont l’expression personnelle de leur réalisateur, sans égard pour le matériel d’origine ni le producteur. Son cinéma a cette qualité -c’est d’ailleurs la première fois qu’il accepte de travailler sur un sujet dont il n’est pas à l’origine. Il était essentiel à nos yeux qu’il n’ait pas l’impression d’être un employé dont on aurait loué les services. Jacques ne travaille pas comme ça, ni aucun réalisateur français à ma connaissance. Les metteurs en scène sont révérés en France, et bénéficient de la liberté nécessaire pour faire leurs films comme ils l’entendent. Jacques nous l’a demandée, et nous la lui avons donnée. Une fois qu’il a accepté, c’est devenu une production de Jacques Audiard, réunissant des gens avec qui il a l’habitude de travailler, en France et en Belgique. Nous avons pu bénéficier de la richesse de son équipe. »

John C. Reilly:

Le western, un mythe toxique

Que le film se soit, dans la foulée, écarté de la mythologie westernienne classique n’était sans doute pas pour déplaire au comédien, qui porte sur le genre un regard pour le moins distancié: « Pour moi, l’essor du western est avant tout une question de commodité. Si vous considérez les débuts de l’industrie du cinéma, en Californie du Sud, avant même la construction des studios et de Los Angeles, les cinéastes avaient sous la main des chevaux, des décors, la lumière, et les westerns étaient ce qu’il y avait de plus simple à tourner. Après, le genre est bien entendu connecté au mythe de la fondation de l’Amérique et à l’Histoire des pionniers, mais j’ai la conviction que s’il est devenu à ce point populaire, c’est en premier lieu parce que les westerns étaient pratiques à filmer et éminemment cinématographiques. Il y a eu une conjonction d’éléments, entre des individus essayant de construire leur identité en tant que nation et en tant que culture, et des cinéastes devant utiliser ce qu’ils avaient à disposition. J’ajouterai, à titre personnel, que politiquement et symboliquement, je considère le western comme un mythe auquel il est dangereux que les Américains croient. Du Viêtnam à l’Irak en passant par l’Afghanistan et tant d’autres endroits, il nous a valu énormément d’ennuis. Cette idée d’appeler la cavalerie –« voilà les cowboys, nous allons assujettir les sauvages! »- constitue un mode de pensée extrêmement toxique et dénué de la moindre sagesse. Revisiter cette mythologie ne nous intéressait pas, nous cherchions plutôt à humaniser les gens de l’époque. »

Pari relevé haut la main dans un film tenant, à l’instar du roman, de l’équipée picaresque peuplée de personnages contrastés. À commencer par les deux frères, bien sûr, Eli, l’aîné, tout en rondeur lasse, et Charlie, le cadet, vicieux et torturé, dont l’histoire explore la relation comme pour mieux la renverser. Et puis ceux qu’ils pistent, Morris, le détective dandy, et Warm, le prospecteur idéaliste, sans oublier les rencontres fortuites qui parsèment leur parcours, occasion de laisser parler un humour volontiers cruel en plus de la poudre. « Nous n’avons pas essayé de faire un western. Il n’y a pas de vaches dans le film, ni de cowboys. Nous voulions raconter une histoire tournant autour de deux frères, avec des allures de conte de fées. Jacques citait d’ailleurs La Nuit du chasseur en guise de référence, une sorte de conte gothique tournant autour d’une famille. Et surtout, il a plus envisagé The Sisters Brothers comme un film d’époque que comme un western, y apportant une qualité objective, à l’abri des clichés ou du bullshit nostalgique que peuvent éprouver les Américains au sujet de l’Ouest. »

Pas moins sauvage pour autant, et The Sisters Brothers, s’il porte un regard honnête sur ses protagonistes, dont il traduit les pensées et les sentiments comme les insécurités et les inquiétudes, à l’inverse du modèle opaque et stoïque ayant généralement prévalu dans le genre, ne cherche en rien à les idéaliser. « Les quatre hommes du film constituent, en quelque sorte, un graphique de l’évolution: Charlie est l’esprit reptilien du passé, fossilisé dans un monde de violence, Eli commence à douter de cette vision du monde et à chercher des possibilités de vivre autrement, Morris a pris la décision de partir dans une autre direction et Warm est le prophète, celui qui entrevoit le futur et montre la voie. » Entraînant ce film en terrain fertile, pour faire mieux que revisiter un genre, le réinventer…

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content