Femmes et cinéma (3/6): Brigitte Bardot, icône de la modernité

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Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

En 1956, Roger Vadim invente le mythe Bardot à la faveur de Et Dieu… créa la femme. La révolution est en marche.

« Au cinéma, Bardot a inventé un genre. Et Dieu… créa la femme est son Ange bleu. Alors que Dietrich construit une persona synthétique d’une perfection mystérieuse, la figure de Bardot est sa propre substance. Elle habite son corps comme Marlène habite ses robes. Si elle n’a pas la magie inaccessible de Dietrich, elle est plus proche du public. Jusqu’à Bardot, le cinéma hollywoodien fabriquait des mythes. Lancées par les studios, Garbo, Dietrich, Monroe aspirent à la même réputation que les grands acteurs de théâtre et tirent leur prestige des films qu’elles ont tournés. Bardot tire le sien de son attitude. Après elle, les femmes ne seront plus tout à fait les mêmes. Si Vadim a fait de Brigitte une vraie femme, Bardot a fait d’elle une femme vraie. » Emprunté à Brigitte Bardot plein la vue, l’ouvrage que lui consacrait l’écrivain Marie-Dominique Lelièvre en 2012 (1), cet extrait traduit l’ampleur du phénomène B.B., exposé à la face du monde en décembre 1956, et expression d’une liberté féminine déployée tous azimuts. De quoi, en tout état de cause, bousculer la société corsetée de l’époque.

Mambo endiablé

Bardot n’est plus une inconnue lorsque Roger Vadim, son mari à la ville, écrit à son attention le rôle de Juliette Hardy, l’héroïne affranchie de Et Dieu… créa la femme, bombe de sensualité innocente et insolente ne laissant à personne d’autre le soin de lui dicter sa conduite, maîtresse de son corps comme de son désir. À 22 ans, cette jeune fille de bonne famille a déjà, outre des couvertures de mode, une quinzaine de films derrière elle, parcours entamé quatre ans plus tôt avec Le Trou normand de Jean Boyer, auquel succèdent des titres oubliés (Manina, la fille sans voiles de Willy Rozier, Doctor at Sea de Ralph Thomas, où elle a Dirk Bogarde pour partenaire…) quand ce ne sont pas des rôles mineurs dans des productions prestigieuses -on la voit ainsi dans Si Versailles m’était conté de Sacha Guitry, et autre Les Grandes Manoeuvres de René Clair. Mais rien dans cette collection de rôles d’ingénue le plus souvent qui annonce la tornade à venir.

À défaut d’être un grand réalisateur, Vadim a su toutefois sentir l’air du temps, et ce changement qu’incarne idéalement celle dont il partage le quotidien, modèle à ses yeux de la jeune fille contemporaine. Après lui avoir écrit des emplois sur mesure dans Cette sacrée gamine de Michel Boisrond, ou En effeuillant la marguerite de Marc Allégret, il décide de lui consacrer un film réalisé par ses soins, Et Dieu… créa la femme, produit par Raoul Lévy. Lequel s’assure le concours de l’acteur allemand Curd Jürgens, alors au faîte de sa gloire, histoire d’avoir les moyens d’un tournage en couleurs… Le bleu Méditerranée est d’ailleurs d’un fort bel effet, mais on ne voit que B.B., toute d’insouciance effrontée à l’écran, et cela du bain de soleil dénudé ouvrant le film au mambo endiablé en constituant le climax 80 minutes plus tard.

Femmes et cinéma (3/6): Brigitte Bardot, icône de la modernité
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Si Et Dieu… suscite le scandale -pour la première fois, une femme y exprime et vit son désir à l’égal d’un homme, sans égard pour les tabous et encore moins les conventions (la scène du repas de noces reste un régal)-, il fait aussi de Bardot une star ou, mieux même, un mythe. Curieusement, c’est de la puritaine Amérique que vient la consécration populaire, la France n’adoptant B.B. qu’en deuxième instance. Mais quelle consécration, et on ne voit jamais, en qualité de sex-symbol planétaire, que Marilyn pour soutenir la comparaison -ni l’une, ni l’autre, d’ailleurs, ne souscriront à l’exploitation faite de leur image avec, pour la seconde, les conséquences tragiques que l’on sait. L’on n’en est pas encore là, cependant, et non contente de faire tourner les têtes et chavirer les coeurs, Bardot dope la balance commerciale française -ses films rapportent plus aux États-Unis, dira-t-on, que les ventes d’automobiles Renault. Elle ira, au plus fort de la Bardot-mania et de l’aveu même de celui-ci, jusqu’à faire de l’ombre au général De Gaulle soi-même. Marguerite Duras, pour sa part, jaugera la bardolâtrie en ces termes: « Du Japon à New York et vice-versa, elle représente l’aspiration inavouée de l’être humain du sexe mâle, son infidélité virtuelle d’un ordre bien particulier -celle qui l’inclinerait vers le contraire de son épouse, vers la femme de cire qu’il pourrait modeler, faire et défaire à volonté, jusqu’à la mort incluse. Nous l’appellerons de son vrai nom, la reine Bardot. » (2)

Incarnation de la modernité

À défaut de révolution esthétique, encore que le film annonce à certains égards la Nouvelle Vague (François Truffaut ne s’y trompe pas, qui louera le naturel de Bardot), Et Dieu… créa la femme est le témoin d’une (r)évolution sociologique. En rupture avec l’hypocrisie morale d’une société sclérosée, B.B. y apparaît en icône de la modernité. Prolongement logique, la voilà bientôt modèle abondamment copié en plus d’occuper jusqu’à saturation le champ médiatique, superstar omniprésente aussi bien sur le terrain d’une vie privée tumultueuse -elle a, au passage, largement contribué à placer Saint-Tropez sur la carte de la jet set- que sur celui du cinéma, où elle aligne des titres ne s’encombrant guère de faire rimer succès avec réussite artistique. Tout n’est pas négligeable pour autant dans sa filmographie, loin s’en faut, et En cas de malheur, de Claude Autant-Lara, où elle a Gabin pour partenaire, et qui capitalise sur l’aura de scandale l’entourant, mérite assurément le détour. Au même titre d’ailleurs que La Vérité, qu’elle tourne pour Henri-Georges Clouzot en 1960, drame judiciaire -elle y est accusée du meurtre de son petit ami (joué par Sami Frey), mais c’est surtout sa « vie légère » qui semble visée par les juges- permettant d’apprécier ses qualités d’actrice dramatique. Bardot, dont c’est le rôle préféré, y a mis le prix, qui qualifiera dans ses Mémoires le réalisateur de « despotique » , réputation n’étant plus à faire il est vrai.

De façon significative, Vie privée, qu’elle tourne deux ans plus tard pour Louis Malle, n’est rien d’autre que la transposition à l’écran du mythe Bardot. Soit la vie d’une star dont chacune des apparitions déclenche une émeute, public et paparazzis confondus, comme une mise en abyme d’un quotidien infernal qui la laissera exsangue. Manière, somme toute, de boucler la boucle. Bien sûr, il y aura Le Mépris de Jean-Luc Godard, le sommet de sa carrière et l’un des pics de la modernité cinématographique. Entre la superstar et le réalisateur emblématique de la Nouvelle Vague, la rencontre était improbable. Elle fera des étincelles, Godard disséquant à son tour le phénomène Bardot avec une pointe de distance et même d’ironie (les initiales B.B. renvoient ici à… Bertolt Brecht). Non sans livrer, dans la foulée d’Alberto Moravia, une magistrale réflexion sur le cinéma au départ de la désintégration d’un couple -celui qu’elle y compose avec Michel Piccoli. De même qu’elle se détourne de ce dernier, Bardot est déjà ailleurs cependant. Et la suite de sa filmographie est, au mieux, anecdotique, même si elle aura pour partenaires Jeanne Moreau (Viva Maria, de Louis Malle), Sean Connery (Shalako, western dispensable d’Edward Dmytryk) et Claudia Cardinale (Les Pétroleuses, de Christian-Jaque). Une fois entériné l’échec de L’Histoire très bonne et très joyeuse de Colinot Trousse-Chemise, de Nina Companeez, Brigitte Bardot décide de tirer le trait. « Je n’ai besoin de personne en Harley Davidson« , lui faisait chanter quelques années plus tôt Serge Gainsbourg. Et de se retirer des plateaux en 1973 pour ne plus jamais y revenir, se consacrant désormais à la cause des animaux, combat qu’elle assortit à l’occasion d’autres engagements, beaucoup plus discutables ceux-là. Bien loin, en tout état de cause, du vent de liberté qu’elle fit souffler un jour sur le cinéma français et au-delà, contribuant avec d’autres à bouleverser les codes de la féminité et ceux d’une société que les années 60 allaient métamorphoser en profondeur…

(1) Aux éditions Flammarion.

(2) Citée dans Bardot, la légende, d’Henry-Jean Servat, éditions Hors Collection, 2009.

Le film par lequel le scandale arriva

Femmes et cinéma (3/6): Brigitte Bardot, icône de la modernité

« Dieu créa la femme… et le diable inventa B.B. » Racoleur, sans doute, le slogan suffit à situer le scandale qu’allait provoquer le premier long métrage de Roger Vadim lors de sa sortie, en 1956. Émoi qui allait connaître un prolongement jusqu’à l’Expo 58, où le pavillon du Vatican affichait une photo du mambo fiévreux exécuté par Bardot à la fin du film dans sa salle consacrée au Mal dont elle aurait campé comme une incarnation absolue. À 60 ans de distance, et même si l’actrice associait là, à l’encontre des conventions de l’époque, une présence sensuelle à la liberté sexuelle, la bronca prête à sourire. C’est peu dire en effet que s’il constitue un jalon dans l’Histoire du cinéma -« l’acte de naissance d’un monde nouveau« , écrit Marie-Dominique Lelièvre-, Et Dieu… créa la femme n’a que modérément résisté aux outrages du temps, n’était la beauté incendiaire de B.B. et son cadre, propice à l’embrasement des sens, un Saint-Tropez qui, comme l’actrice, accédait là à la notoriété.

Contestation des valeurs traditionnelles

Vadim avait imaginé le film pour mettre en valeur celle qui était alors sa femme -leur mariage ne survivra pas au tournage, Brigitte Bardot le quittant ensuite pour son partenaire à l’écran, Jean-Louis Trintignant-, et le scénario est cousu du fil dont l’on fait généralement les romans de gare. Soit un quatuor amoureux gravitant autour de Juliette Hardy, jeune orpheline dont la beauté et le naturel libéré ont le don de faire des ravages dans le coeur des hommes, celui de Carradine, un riche armateur, et des frères Antoine et Michel Tardieu, en particulier. Et de s’ensuivre un chassé-croisé amoureux à l’audace calculée, comme en atteste un final somme toute conventionnel. Reste qu’entre-temps, Vadim a inventé B.B., et avec elle consacré un nouveau type de femme moderne, maîtresse des mouvements de son corps et des élans de son coeur. Une affranchie dont il dira: « Je n’ai jamais voulu peindre la jeune fille de 1956, mais ce personnage d’exception n’aurait pu exister à une autre époque. » À de rares voix discordantes près, le film est fraîchement accueilli lors de sa sortie. « Le conflit entre la matière et l’esprit semble définitivement tranché et pas au bénéfice de ce dernier« , peut-on lire dans Lettres françaises, tandis que La Libre l’éreinte en ces termes: « On reste partagé entre le dégoût et l’ennui« . Il n’aura, dans un premier temps, qu’un impact relatif en France, avant d’être boosté par son succès américain, et les scandales qui l’accompagnèrent -les instances catholiques de Lake Placid, par exemple, menacèrent d’excommunication quiconque irait voir le film, avec comme de juste un effet inverse à celui recherché-, et de triompher lors de sa deuxième sortie, un an plus tard. La Bardot-mania était lancée. Quant au film, d’un style pré-Nouvelle Vague, et mélangeant anticonformisme relatif, fraîcheur et sensualité provocante, il annonçait la contestation des valeurs traditionnelles des années 60, mais encore la révolution sexuelle à suivre. Ce qui, dans la France de la IVe République, n’était certes pas une mince affaire…

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