Laurent Raphaël

Édito: L’impératif présent

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Quand, dans un siècle, les historiens feront l’inventaire des changements induits par l’avènement de la société digitale, ils ne manqueront pas de relever un phénomène que nous ressentons déjà intuitivement mais qui échappe encore largement à l’entendement: la contraction du temps. Un peu comme si la ligne qui va du passé au futur s’était subitement racrapotée en un point de fusion symbolisant un présent absolu, totalitaire, absorbant dans son trou noir tout ce qui le précède et le suit.

La surstimulation technologiquement assistée, qui étouffe le cerveau en l’obligeant à une veille permanente, est probablement la cause principale de cet enfermement dans la capsule de l’instant immédiat. A l’exception des vacances, et encore, uniquement si l’on se trouve dans une zone blanche (sans wifi), l’homme moderne est constamment connecté au magma numérique, dont l’effet de sidération, par la quantité comme par la teneur élevée en cholestérol émotionnel, dépasse de loin la capacité d’absorption de la raison humaine, la condamnant de fait à la servitude perpétuelle. Un peu comme si Goliath avait terrassé David et en avait fait un esclave, mais que ce dernier s’obstinait à prétendre qu’il maîtrise la situation…

L’alibi professionnel qui sert souvent à justifier cette dépendance volontaire, de jour comme de nuit, relèverait dans un autre domaine moins socialement et commercialement porteur de l’addiction pathologique pure et simple. Ou de l’état d’urgence. Car comme l’explique le philosophe Maurizio Ferraris, auteur de Mobilisation totale. L’appel du portable (éditions PUF), nous sommes entrés dans l’ère de « la militarisation de la vie civile« . L’intensité et l’omniprésence du virtuel dans nos vies font de nous des mobilisés comme peuvent l’être des soldats sur le pied de guerre. Le smartphone et la tablette sont nos armes et la Toile un champ de bataille. 24h sur 24, sept jours sur sept, nous répondons aux ordres ou nous en donnons à coups d’e-mails, de posts, de commentaires ou de photos. Les origines militaires du Web comme du portable (le téléphone rouge qui reliait le président américain à son homologue soviétique en cas de menace nucléaire) apparaissent avec le recul comme prophétiques, voire prémonitoires de l’usage actuel.

Résultat: le présent est devenu une sorte de prison dans laquelle nous nous sommes volontairement enfermés avant de jeter la clé par la fenêtre. Avec quelles conséquences? Difficile à dire avec exactitude. L’augmentation en flèche des cas de burn-out en est sans doute une. Comme l’engorgement instantané de la mémoire, qui doit être purgée en permanence pour faire de la place au flot de nouvelles informations. Du coup, notre mémoire active ressemble à une passoire et notre mémoire de stockage à un disque dur dans un data center. De l’extérieur on dirait une armoire. Pour réveiller les sensations et images qu’elle contient, il faut déjà savoir où chercher dans la masse de données amassées en vrac. Et de toute façon, on n’a que peu de temps à consacrer à ce qui a déjà été écrit, l’urgence c’est maintenant.

Dans ce contexte, on ne s’étonnera pas d’avoir la mémoire qui flanche. Comble du cynisme, c’est Facebook qui nous le rappelle à travers une campagne de soutien dans la lutte contre… la maladie d’Alzheimer qui consiste à exhumer des photos publiées en son temps. Pas il y a 20 ans, non, il y a quelques années à peine. Bien assez pour se rendre compte qu’on a déjà tout oublié. La symbolique est claire: la société numérique nous a tous rendus amnésiques…

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S’il fallait encore une justification à l’art, en voilà une de plus: la littérature, le cinéma sont des antidotes à cette dictature du présent. Ils redonnent de l’épaisseur au temps. D’abord parce que lire un livre ou regarder une pièce de théâtre impose de se déconnecter, de s’extraire un moment du flux continu. En soi une petite victoire. Ensuite parce que la matière première des artistes est souvent la mémoire. Et pas seulement au sens premier comme dans Jason Bourne. Prenez le dernier Almodovar, Julieta, magnifique autopsie d’une relation mère-fille en déshérence depuis 25 ans. Le cinéaste espagnol y répare les vivants au fil d’un long travail d’introspection libérant les vertèbres coincées par de vieilles rancoeurs. Le passé n’est pas un gadget soluble dans le vintage, c’est avant tout le socle de notre identité et de notre liberté. Sans mémoire, nous sommes des exilés de nous-mêmes.

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