Des hommes: Lucas Belvaux revient sur la sale guerre d’Algérie, à rebours du discours officiel

Le personnage de Gérard Depardieu (face à Jean-Pierre Darroussin) période algérienne est interprété par le jeune Namurois d'origine Yoann Zimmer.
Philippe Manche Journaliste

En adaptant fidèlement le roman éponyme de Laurent Mauvignier autour de la guerre d’Algérie, Lucas Belvaux signe avec Des hommes, un film nécessaire sur l’absurdité du conflit et ses plaies béantes au sein d’une famille française et de la communauté des harkis. Entretien.

En septembre 2020, Des hommes (lire notre critique) était présenté dans le cadre du Brussels International Film Festival pour finalement ne sortir que ce 1er septembre, soit près d’un an plus tard, une remise pour cause de pandémie. Lorsqu’on retrouve Lucas Belvaux (La Raison du plus faible, Rapt, 38 témoins) à l’heure du petit-déjeuner dans le hall d’un hôtel de la capitale à l’époque, nous voilà tous les deux bien embarrassés sur la manière de se saluer. On s’abstiendra donc de se dire bonjour du poing, du coude ou même du pied pour s’installer  » à distance réglementaire » autour d’un café pour une conversation sur le nouveau long métrage du réalisateur belge qui s’est fait surtout connaître en 2003 avec sa formidable trilogie (Un couple épatant, Cavale et Après la vie).

Quel est votre premier contact avec Des hommes, le roman de Laurent Mauvignier sorti en 2009?

Je lis une critique à l’époque de sa sortie qui me donne envie de le lire et très vite de l’adapter. À l’époque, Patrice Chéreau avait pris une option et, d’après Laurent Mauvignier, il était très intéressé par la partie algérienne et beaucoup moins par la partie contemporaine. Chéreau tombe malade, je fais d’autres films et ça me revient. Je relis le livre, l’envie est toujours intacte et je me sens plus armé que dix ans plus tôt.

Le roman, comme votre film, n’est pas uniquement sur la guerre d’Algérie mais aussi sur deux hommes confrontés à leur passé et qui le gèrent différemment. Qu’est-ce qui vous touche? Ce devoir de mémoire qui caractérise une partie de votre oeuvre?

C’est un livre, donc un film, de réparation, qui reconnaît toutes les douleurs. On n’a jamais eu un livre -ou un film- qui prend en compte toutes les souffrances de cette guerre: celle de l’ancien combattant, celle du pied-noir, mais aussi celles subies depuis des générations en Algérie. Sans oublier le pourrissement de la vie politique en France. Vous allez me dire que toutes les guerres sont absurdes mais celle-ci l’est particulièrement tant elle est à contresens de l’Histoire. À l’époque, le Maroc, le Sénégal et la Tunisie sont déjà indépendants. Il reste l’Algérie, que la France n’abandonne pas par pure lâcheté politique. À un moment, je pense qu’il faut prendre un peu de recul et se dire: qu’est-ce que c’est que cette histoire de fous?

Pour le réalisateur belge, Des hommes prend en compte toutes les souffrances de la guerre d'Algérie.
Pour le réalisateur belge, Des hommes prend en compte toutes les souffrances de la guerre d’Algérie.© HANNAH ASSOULINE/OPALE/LEEMAGE/BELGA IMAGE

De fait, vous rendez hommage, à travers une famille de harkis, à ces Français musulmans rapatriés dès 1962. Une évidence?

C’est une manière de rendre à César… Parce que la façon dont la France a abandonné les harkis est épouvantable. Tout comme les pieds-noirs, ces Français vivant en Algérie qui sont revenus alors qu’ils avaient tout perdu, pour être méprisés par les Français de la métropole à tel point qu’on leur a fait porter le poids de cette guerre qui était le choix des politiques et de la Quatrième République. Eux, ils étaient là depuis des générations et ils sont partis en abandonnant tout pour changer de pays. Ils arrivent et on les traite de salauds et de colons. Avec un mépris… J’ai trouvé dans des déclarations de Gaston Defferre, le maire de Marseille de 1953 à 1986, un racisme pour lequel il serait condamné aujourd’hui. Idem pour le maire de Montpellier, Georges Frêche.

Avez-vous évoqué la guerre d’Algérie avec Gérard Depardieu qui, à l’image de votre casting (Jean-Pierre Darroussin, Catherine Frot…), est impressionnant?

Gérard est de Châteauroux. Adolescent, il voit ces mecs qui ont cinq ou six ans de plus que lui revenir de là-bas, qui se pintent et se battent dans les bars. Il voit tout ce que racontent les historiens et les sociologues et il en garde des souvenirs extrêmement précis. Il avait des copains qui avaient fait l’Algérie. Moi aussi, j’en ai connu un peu parce qu’avec mon père on passait toutes nos vacances en France dans les années 60 et 70 quand j’étais enfant et adolescent. J’ai vu des anciens paras dont on disait qu’ils avaient la main leste. Certains sont revenus très violents, caractériels. Comme on en retrouve au retour de toutes les guerres.

Des hommes: Lucas Belvaux revient sur la sale guerre d'Algérie, à rebours du discours officiel

Ce qui est intéressant, c’est la frustration de certains anciens combattants d’autres guerres par rapport à l’Algérie où l’un dit: « Mais ce n’était pas Verdun ». Comme s’il y avait une échelle de l’horreur. Comment l’analysez-vous?

Ceux qui se sont battus en Algérie quittent un monde pour revenir dans un monde nouveau. On a oublié aujourd’hui mais c’est l’époque où les femmes peuvent enfin ouvrir un compte en banque sans l’autorisation du mari. La figure du père est remise en question. Ces hommes partent au front avec l’idée d’un service militaire s’apparentant à un passage initiatique. On part adolescent, on en revient homme. Les sociologues et les historiens racontent qu’à l’intérieur d’une même fratrie, ceux qui ont fait la guerre d’Algérie et les autres ne partagent ni le même traumatisme, ni une même vision du monde. Ceux qui l’ont faite ont une autre façon d’envisager les rapports humains et quand ils reviennent, ceux qui sont restés au pays sont à fond dans les années 60. Les petits frères de ceux qui sont partis combattre vivent la pleine mutation de la France un peu avant 1968.

Des hommes rappelle aussi que l’OAS, l’Organisation de l’armée secrète, flinguait les gens qui quittaient l’Algérie…

Il y a eu trois guerres d’Algérie. La guerre d’indépendance entre les Algériens et les Français. La guerre civile algéro-algérienne entre le Front de Libération Nationale (FLN) et le Mouvement National Algérien (MNA). Et la guerre d’Algérie franco-française entre 1960 et 1962 à partir du moment où de Gaulle commence les négociations et prépare la sortie de guerre même si on continue à se battre. Comme d’habitude, pendant les négociations, les affaires continuent. À ce moment-là, l’OAS va commettre des attentats pour semer le chaos et atteindre le point de non-retour. Un jour, l’OAS décide de flinguer les cireurs de chaussures et ses membres dézinguent 25 cireurs de chaussures à Alger et à Oran. Le lendemain, c’était les femmes de ménage…

Le personnage de Gérard Depardieu période algérienne est interprété par le jeune Namurois d'origine Yoann Zimmer.
Le personnage de Gérard Depardieu période algérienne est interprété par le jeune Namurois d’origine Yoann Zimmer.

Pensez-vous que la forte implantation du Front National hier et du Rassemblement National aujourd’hui dans le sud de la France remonte à la guerre d’Algérie?

Le Front National a été créé par d’anciens collabos et des anciens de l’OAS. Il y a une espèce de logique. Ensuite, le « génie » de Jean-Marie Le Pen est de fédérer toutes les extrêmes droites et réunir les incompatibles. Le FN du nord est populaire et d’essence mussolinienne tandis qu’au sud, on trouve un FN partisan d’une Algérie française, plus raciste.

Peut-on voir Des hommes comme un film sur le lâcher-prise, comme après un deuil ou une rupture amoureuse, quand il faut continuer à avancer à un moment donné?

Je n’aurais pas parlé de lâcher-prise mais oui, c’est un peu ça. Qu’est-ce qui fait que certains arrivent à tourner la page et d’autres pas? Le personnage incarné par Jean-Pierre Darroussin dort un peu mieux; il a une femme, des enfants. Feu-de-Bois, qu’incarne Gérard Depardieu, est cramé. Et c’est peut-être lui le plus humain parce qu’il n’a jamais réussi à accepter, à supporter le choc de ce qu’il a vu. Son humanité est radicale.

Des hommes: Lucas Belvaux revient sur la sale guerre d'Algérie, à rebours du discours officiel

Qu’est-ce qui fait que les cinéastes francophones prennent peut-être plus de temps que leurs collègues anglo-saxons à raconter des tranches douloureuses de l’Histoire tandis qu’aux États-Unis, par exemple, Oliver Stone tournait World Trade Center seulement quelques années après les attentats du 11 septembre?

On réagit moins vite, c’est sûr. C’est aussi une question de financement et, en même temps, la guerre d’Algérie n’était pas terminée que Jean-Luc Godard sortait Le Petit Soldat (tourné en 1960 mais interdit jusqu’en 1963, NDLR) et Alain Resnais Muriel ou le temps d’un retour (en 1964, NDLR). Il s’est fait des choses dans les années 60 et 70 mais c’est vrai qu’il y a quand même une chape de plomb parce que l’État et la société ne voulaient pas qu’on parle de ça. C’est une sale guerre, perdue, où la France était loin d’avoir eu le plus beau rôle et donc, tout était fait pour qu’on en parle le moins possible. On n’assumait pas le fait de nommer ce conflit une guerre pour préférer l’appellation de maintien de l’ordre. Ceux qui se sont battus n’ont obtenu le statut d’anciens combattants que douze ans après la fin de la guerre. Il y a eu dans les accords d’Évian une clause d’amnistie. C’est-à-dire que les deux parties amnistiaient tous les crimes de guerre. Des deux côtés, on mettait la poussière sous le tapis. Il était hors de question de juger quelqu’un pour la torture ou l’exécution sommaire. Les anciens combattants qui sont revenus -je le redis- n’avaient pas de statut. Les pauvres gars avaient fait la guerre et revenaient dans un pays où tout le monde était au courant de toutes les horreurs qui se sont passées en Algérie. Sans procès, pas de coupable; sans coupable, pas d’innocent. C’est une zone grise où tout le monde porte les crimes de tout le monde, y compris ceux qui n’ont rien fait. En plus du traumatisme de guerre, de celui aussi d’avoir commis des horreurs, ces hommes ont dû porter cette culpabilité qui n’était pas forcément la leur.

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