Denis Villeneuve: « C’était clair que l’armée américaine ne soutiendrait pas le film, vu ce qui y est dit »

Sicario de Denis Villeneuve © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Dans Sicario, le cinéaste canadien Denis Villeneuve investit la frontière américano-mexicaine, zone de non-droit à la merci des cartels de la drogue, et théâtre d’un thriller d’une stupéfiante noirceur…

Découvert au tournant du siècle avec Un 32 août sur terre puis Maelström, le réalisateur québécois Denis Villeneuve passait la surmultipliée une dizaine d’années plus tard, enchaînant, avec Incendies et Prisoners, deux films rien moins qu’impressionnants. Après un Enemy en forme de parenthèse virtuose, Sicario vient confirmer aujourd’hui que le cinéaste a le chic pour s’aventurer en zones sensibles, signant, autour de la frontière américano-mexicaine, un thriller d’une saisissante noirceur, mis en scène avec une maestria dénuée d’esbroufe. Explications.

Pourquoi avoir voulu tourner Sicario?

Pour diverses raisons, ce qui se passe aujourd’hui au Mexique n’est guère couvert par la presse. Le métier de journaliste y est très difficile, mais il arrive que, lorsque les médias ne sont pas en mesure de le faire, le cinéma puisse s’emparer de certains sujets. Le phénomène auquel on assiste là-bas est tristement lourd de sens: la désintégration du tissu social, la manière dont les gens semblent perdre foi en leurs propres institutions et dont la démocratie est en danger aujourd’hui dans certaines parties du Mexique m’apparaissent comme une menace pouvant désormais planer sur n’importe quel pays.

Qu’est-ce qui entretient une telle violence?

Les seigneurs de la drogue disposent de ressources considérables. Alors que le pays n’était qu’un corridor, ils sont désormais devenus les producteurs et les fournisseurs, et ont infiltré le gouvernement comme les différentes strates de la société afin d’exercer leur contrôle, éliminant ceux qui se dressent sur leur route. Le sens de la morale s’est désagrégé lorsque les jeunes membres des cartels, se voyant investis d’un tel pouvoir, ont commencé à croire qu’ils étaient des dieux. Avec, en outre, le culte de la mort qui règne là-bas, ils évoluent dans une autre dimension. Le niveau de la violence est le reflet de celui du commerce de la drogue, et s’apparente, par certains aspects, à l’expression du capitalisme le plus extrême.

Emily Blunt dans Sicario
Emily Blunt dans Sicario© Richard Foreman

L’expression « war on drugs » semble s’appliquer littéralement à votre film, les Américains y envisageant la question comme une guerre…

Exactement. Et le film est aussi l’expression de ce fantasme au nom duquel l’Amérique pense pouvoir résoudre des problèmes en dehors de ses frontières en recourant à une grande violence. Cela ne représente jamais, à mes yeux, qu’une solution à court terme: on peut créer un tel chaos qu’un problème semble résolu, mais cela ne dure pas. Je suis surpris de voir des politiciens continuer à raisonner de la sorte. Récemment encore, le Premier ministre canadien a évoqué l’envoi de troupes pendant six mois pour contrer l’Etat islamique. Mais on ne peut apporter de solution à ce problème en six mois, ce n’est rien d’autre qu’une façon de manipuler l’opinion publique. Nous envisageons désormais le monde comme des économistes: tout est devenu économique, même le cinéma. Un film est considéré comme une réussite s’il rapporte de l’argent. Sinon, il n’existe même pas, c’est tout simplement dingue. Et cela vaut dans tous les domaines. Notre perception du temps a changé: tout est trimestriel désormais, on voudrait que tout soit résolu en trois mois. Mais il faudrait des décennies pour venir à bout du problème de la drogue. Ce n’est toutefois jamais que mon opinion personnelle, je ne suis pas un expert.

Lorsque vous avez tourné au Mexique, avez-vous ressenti de la peur dans cette partie du pays?

Pour être honnête, j’ai fait des repérages à Juarez, mais je n’ai pas été autorisé à y tourner. Le simple fait d’aller y faire du scouting s’assimilait à une expédition. Juarez est plus calme aujourd’hui qu’en 2010 ou en 2012, la violence s’est déplacée dans d’autres parties du pays, mais cela reste néanmoins assez violent, et l’on peut toujours sentir une tension très forte dans les rues, et la peur qui taraude la police.

Denis Villeneuve sur le tournage de Sicario
Denis Villeneuve sur le tournage de Sicario© Luis Ricardo Montemayor Cisneros

Vous n’avez pas pu tourner à cause des risques?

Oui. Je suis un cinéaste, je ne vais pas me rendre dans une zone de guerre avec mon équipe, cela créerait des problèmes pour tout le monde, nous comme les Mexicains. Une autre difficulté résidait dans le fait que le pont sur lequel je voulais tourner est sous l’autorité de la National Security Agency depuis les attentats du 11-Septembre, parce qu’il s’agit d’un port d’entrée vers les Etats-Unis. On ne peut donc y tourner. A un moment, il est devenu clair que pas plus l’armée américaine que le gouvernement ne soutiendraient le film, vu ce qui y était dit, et nous avons dû composer. Le tournage a ressemblé à un puzzle. Nous avons pu tourner des images de référence à Juarez, et avons ensuite fait des recherches à Mexico City, dont certaines parties présentent la même architecture, et des paysages voisins, afin de reproduire ce que nous avions vu. Je tenais à ce que le film paraisse aussi exact que possible.

Sicario s’inspire-t-il d’événements réels?

Taylor Sheridan, le scénariste, s’est notamment inspiré d’un incident s’étant produit il y a quelques années, à la frontière, quand, alors que des trafiquants roulaient vers la rivière dans leur pick-up pour passer de la drogue en contrebande, il y avait eu un échange de tirs entre les douanes américaine et mexicaine. L’info ne s’était retrouvée qu’en page 25 d’un journal local et on s’est demandé comment il était possible que l’on n’en ait pas plus parlé. D’où l’idée qu’il y a des zones floues dans cette partie du monde où règne une sorte d’omerta. Le film ne dépeint pas la réalité, c’est une oeuvre de fiction. Mais une chose dont je suis sûr, c’est que la violence que l’on y voit est en retrait de la réalité. Nous avons tourné à Veracruz, un endroit réputé sûr, et deux semaines plus tard, quand nous sommes revenus, deux cadavres pendaient au pont. La violence fait partie de la réalité, elle diminue dans certaines zones pour augmenter dans d’autres, c’est un organisme vivant.

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Hollywood n’aime guère les lignes floues et préfère une morale clairement affirmée. La teneur du film a-t-elle posé problème?

Non. Il était clair pour les producteurs que l’on se situerait dans cette zone. Cela contribuait à la force du projet, ils ont donné leur accord dès le départ, et je n’ai été l’objet d’aucune pression pour en changer la teneur morale. J’ai juste modifié quelques petites choses par rapport à la violence, dont ils craignaient qu’elle ne soit excessive. Mais rien en dehors de ça. Il faut dire aussi que ce n’était pas un film à 80 ou 100 millions de dollars. Nous l’avons tourné pour 32 millions, ce qui n’est pas grand-chose pour ce genre de projet.

À propos de film hollywoodien, qu’en est-il de votre version de Blade Runner?

Le projet est en développement, au stade du design pour le moment. Et il va rester à l’état de rêve et de design pendant de nombreux mois encore… (rires)

Josh Brolin, mister tongs
Josh Brolin dans Sicario
Josh Brolin dans Sicario© Richard Foreman

La vie commence parfois à 40 ans. Ainsi de Josh Brolin dont la carrière s’est envolée après deux décennies d’un parcours respectable mais discret, lorsqu’on le découvrit, fin 2007, à l’affiche de No Country for Old Men, des frères Coen. La suite allait ressembler à une voie royale, qui le vit collaborer avec Oliver Stone (W., Wall Street: Money Never Sleeps), Gus Van Sant (Milk) ou autre Woody Allen (You Will Meet a Tall Dark Stranger), retrouvant encore les Coen le temps de True Grit, non sans réussir à s’inviter dans une franchise aussi populaire que Men in Black, avant de récidiver dans Guardians of the Galaxy. De quoi vous poser un acteur, et celui que l’on retrouve à Cannes, où il accompagne Sicario, de Denis Villeneuve, est un mélange explosif d’humour ravageur et d’autorité naturelle…

Le courage d’un cinéaste

La réalité dépeinte dans Sicario, Josh Brolin explique qu’elle ne lui était pas totalement étrangère, le comédien connaissant bien la frontière, et le climat dans lequel elle baigne: « Plus jeune, j’ai beaucoup traîné dans les villes frontalières, pose-t-il. C’était alors la chose à faire: on passait la frontière et on allait dans des bars où on pouvait boire des bières bon marché, pour picoler avant de rentrer en Arizona ou au Texas. Et puis, on a vu les choses changer au cours des dix dernières années. J’étais censé tourner, il y a un petit temps déjà, un film intitulé Cartel, et j’ai entamé des recherches, rencontrant des gars guère fréquentables qui m’ont montré beaucoup de choses choquantes. Quand le film de Denis Villeneuve s’est présenté, j’en connaissais déjà un bout sur la question… »

Brolin y est rien moins qu’impressionnant sous les traits de Matt Graver, individu manipulateur à la tête d’une petite unité américaine chargée d’une opération clandestine contre un seigneur mexicain de la drogue; un individu à l’excentricité calculée, tongs et rictus semblant n’avoir d’autre objet que de rappeler que la fin justifie les moyens. C’est d’une guerre qu’il s’agit, en effet, mise en scène avec maestria par Villeneuve: « On aurait rapidement pu verser dans la masturbation visuelle, opine l’acteur, avec un montage effréné, type film d’action charriant violence et clichés. Mais l’action est contenue, vous laissant le temps de l’évaluer. Je trouve cela courageux de la part d’un cinéaste. » Une question de perspective, celle adoptée par le réalisateur québécois étant rien moins que soufflante, pour un film venu ponctuer en beauté une année faste où l’on a encore pu apprécier Brolin dans Inherent Vice, de Paul Thomas Anderson, et Everest, de Baltasar Kormakur, en attendant ses retrouvailles avec les Coen pour Hail, Caesar! Ce qui s’appelle garder le cap: « N’y voyez aucune arrogance, mais j’en avais assez d’entendre des gens me dire: Vous étiez très bien, mais le film, par contre, n’était pas terrible. Ce n’est pas pour cela qu’on fait ce job. » Stratégie payante…

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