Bong Joon-ho, le maître coréen

"Comme cinéaste et comme artiste, je crois que nous n'avons d'autre choix que de refléter l'époque dans laquelle nous vivons."
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Palme d’or unanime, Parasite revisite la lutte des classes en s’affranchissant des conventions des genres. Interview de son réalisateur, au sommet de son art.

Les sélections cannoises se suivent sans se ressembler pour le cinéaste coréen Bong Joon-ho. Au coeur, bien malgré lui il est vrai, d’une polémique stérile lors de la présentation, il y a deux ans de cela, d’ Okja sous bannière Netflix, le voilà aujourd’hui plébiscité pour Parasite, Palme d’or dont le président du jury de ce 72e festival de Cannes, Alejandro González Iñárritu, s’est plu à souligner qu’elle avait été octroyée à l’unanimité. Elle ne faisait guère de doute, il est vrai, une fois l’onde du film -le septième long métrage de son auteur- propagée sur la Croisette, la rumeur faisant d’un Bong au sommet de son art le candidat tout désigné à la succession d’Hirokazu Kore-eda. Ce qui ne l’empêchait pas, alors qu’on l’interrogeait sur son sentiment à deux jours de l’annonce du palmarès, de rester sur une réserve prudente, manière aussi, peut-être, de conjurer le sort: « J’ai été membre du jury aux festivals de Berlin et de San Sebastian, et ces expériences m’ont appris combien les récompenses étaient aléatoires. Parfois, tout peut basculer dans la dernière demi-heure, c’est un processus aussi complexe qu’imprévisible. Du coup, je suis serein: advienne que pourra… »

Bong Joon-ho est le genre

Bong Joon-ho compte, au même titre que Park Chan-wook, Im Sang-soo ou autre Lee Chang-dong parmi cette génération de cinéastes coréens découverts au tournant des années 2000. Si des films comme Memories of Murder, The Host ou Snowpiercer l’ont imposé comme un maître du cinéma de genre, le réalisateur originaire de Daegu a su aussi en tordre les conventions, imposant sa grammaire propre, qu’il revisite le film de monstres, la science-fiction ou encore le thriller, non sans y apposer une (large) part de critique sociale. Il n’en va pas autrement aujourd’hui de Parasite qui, si son titre laisse augurer d’un film de SF de derrière les fagots, opère un brassage de genres multiples: comédie noire et thriller horrifique notamment. À quoi l’on ajoutera le drame de la domesticité, spécialité coréenne dont Hanyo ( La Servante), dans ses versions de Kim Ki-young puis Im Sang-soo, ou The Handmaiden, de Park Chan-wook, constituent quelques-uns des fleurons. « Je me considère comme un cinéaste de films de genre, opine Bong Joon-ho. Parfois, j’en respecte les conventions, parfois je les malmène, mais je ne m’en éloigne jamais outre mesure. Je m’y trouve bien, ce qui ne signifie pas que j’utilise le genre au sens où le cinéma hollywoodien l’entend. Je pense que mes films traduisent une sensibilité toute coréenne, même si, au bout du compte, les émotions sont universelles. Quant à qualifier le genre de Parasite, comédie noire d’horreur mâtinée de satire sociale me semble correct. Mon distributeur américain m’a envoyé la critique publiée sur IndieWire, où l’auteur écrit que Bong Joon-ho est lui-même le genre du film, ce qui me convient. »

De fait, le film ne serait rien encore sans la griffe du cinéaste, dont la virtuosité stylistique joue ici à plein -la Palme d’or lui aurait-elle échappé que le prix de la mise en scène lui tendait les bras. Voyant le réalisateur renouer avec son pays d’origine après dix ans de tribulations internationales, Parasite a pour cadre une mégalopole anonyme de Corée du Sud. C’est là, dans un entresol glauque, qu’habite la famille de Ki-taek. Ils sont quatre, les parents et leurs deux grands enfants, à (sur)vivre dans la bonne humeur (on pense à la famille du Shoplifters de Kore-eda) d’expédients et de jobs précaires -plier des cartons de pizza, par exemple. Jusqu’au jour où un ami propose à Ki-woo, le garçon, d’entrer au service d’une famille huppée au titre de professeur particulier d’anglais pour leur fille -un poste particulièrement lucratif. Bien que dénué de la moindre expérience, l’ado accepte, alléché par la perspective de gains providentiels. Et de rejoindre la somptueuse villa des Park, où il ne tarde pas à gagner la confiance de la maîtresse de maison, Yeon-kyo. Si bien que lorsque l’opportunité se présente, il n’hésite pas à lui recommander une prof de dessin pour son jeune fils en qui elle s’obstine à voir un futur Basquiat, se gardant bien toutefois de lui dire que l' »enseignante » n’est autre que sa soeur…

La tristesse, plus que la colère

La suite revisite la lutte des classes avec un incontestable bonheur, Bong Joon-ho témoignant d’une férocité suave tout en orchestrant brillamment un crescendo de tension palpitant, traversé de pics de violence mais aussi de moments de comédie. S’il y a là un divertissement de haut vol, Parasite nourrit encore une réflexion féconde sur l’inflation galopante des inégalités sociales, un phénomène ne touchant pas que la société sud-coréenne, loin s’en faut, et au coeur du propos du cinéaste. « Sans même devoir parler de polarisation, le fossé entre les riches et les pauvres est manifeste. Un constat assorti de la question criante de comprendre pourquoi il ne cesse de croître en dépit de nos efforts et des améliorations que nous apportons au système. Cela m’angoisse, d’autant plus que ce trou ne semble pas devoir être comblé dans le futur, pour la génération de mes enfants. Mon film, toutefois, est plus nourri par un sentiment de tristesse que par la colère. » Un carburant porteur, en tout état de cause, tant Parasite témoigne d’une conscience critique aiguisée. Il est par ailleurs tentant de raccrocher le film à un courant profond irriguant le cinéma, et s’inscrivant dans une perspective globale, la violence des rapports de classe ayant inspiré aussi bien le Shoplifters susnommé que le Us de Jordan Peele, sans même parler, échantillons prélevés dans la dernière manne cannoise, de Sorry We Missed You, de Ken Loach, ou Bacurau, de Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles. « Comme cinéaste et comme artiste, je crois que nous n’avons d’autre choix que de refléter l’époque dans laquelle nous vivons. Je ne connais personnellement ni Hirokazu, ni Jordan Peele, mais nous sommes inspirés par ce qui se passe autour de nous. » À ce titre, Parasite ne fait jamais que refléter la norme économique du monde dans lequel nous vivons. Soit un film de genre(s) quasi réaliste, horreur incluse…

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