Vices et vertus: Namur s’encanaille en sondant les passions humaines dans trois expos

James Ensor, Les Masques, 1922. Lithographie. © Coll. P Florizoone
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Trois expositions dédiées à la représentation des vices et des vertus à travers les âges sortent Namur de sa torpeur. C’est beau une ville qui s’encanaille en sondant les passions humaines.

Dans la tradition catholique, la période qui s’étend entre le Carême et le Vendredi saint est propice au « chemin de croix ». Cet acte de communion masochiste entrepris par un individu ou une communauté consiste à éprouver dans sa chair les souffrances du Christ. Comment? En revivant sa « Passion » au fil des quatorze étapes-clés de celle-ci, de la condamnation à mort à la mise au tombeau. En phase avec ces cérémonies autrefois très populaires, Namur programme en ce moment un mini-chemin de croix que l’on s’inflige avec pas mal de bonheur. Il s’agit d’un itinéraire à travers trois lieux de cult(ur)e -TreM.a, Musée Félicien Rops et Église Saint-Loup- que l’on arpente comme trois « stations » d’un parcours ayant les passions humaines, telles que les fixe l’art, pour horizon. Car oui, la création artistique s’est abreuvée de tout temps à cette intarissable source d’où s’écoulent des armées d’anges et de démons. C’est peut-être même « la » thématique par excellence qui domine les arts plastiques.

Félicien Rops, La Mort qui danse, 1865.
Félicien Rops, La Mort qui danse, 1865.© Collection Musée Félicien Rops, Province de Namur.

Mieux vaut entreprendre cette route des vices et des vertus chronologiquement, c’est-à-dire en commençant par le TreM.a. Le Musée provincial des Arts anciens du Namurois a choisi de remonter à la genèse du phénomène. À travers une série d’objets du quotidien et du culte (pièces d’orfèvrerie, châsse, verreries, mais également jetons de trictrac) et des oeuvres comprises entre le IXe et le XVIIe siècle (peintures et sculptures), cette institution pose la question des formes d’apparition des vices et des vertus comme manifestation de l’éternel antagonisme entre le bien et le mal. Le visiteur prend la mesure de la façon dont les différents artisans et artistes donnent vie à cette thématique. Cet aperçu place le propos en perspective, on palpe l’évolution des images au fil du temps. Au Moyen Âge, c’est très souvent un personnage féminin bardé d’attributs, qui incarne justice, prudence ou autre paresse. À cette époque, la représentation est figée, codifiée jusqu’à la moelle. Aujourd’hui, ce socle n’est plus le nôtre, il ne nous parle plus car nous n’en possédons plus les clés de lecture.

Anonyme, Tentation de Saint Antoine (Détail).
Anonyme, Tentation de Saint Antoine (Détail).© Michel Verlinden.

L’Iconologia, un dictionnaire des allégories paru en 1593, témoigne du basculement qui va révolutionner l’iconographie. L’auteur, Cesare Ripa (1560-1622), y démontre que l’attribut est en passe de devenir une représentation secondaire. Importe désormais la manière dont les mouvements de l’âme s’inscrivent dans le corps. Cette « incorporation » des passions est cruciale, elle donne naissance à la « physiognomonie » qui grave vices et vertus à même le visage humain. Cette mort de l’allégorie, « image de convention » forgée par les théologiens, préside à une nouvelle expressivité qui colonisera toutes les représentations à venir et, partant, nos imaginaires. S’il ne fallait retenir qu’une oeuvre de l’accrochage du Musée des Arts anciens, ce serait une spectaculaire Tentation de Saint Antoine. Il s’agit d’une hallucinante huile sur bois du XVIIe, peinte d’après une gravure de Jacques Callot, qui fantasme l’épreuve endurée par le saint homme d’une façon que n’aurait reniée ni William Blake, ni Gustave Doré. La composition, admirable, réussit le pari de concentrer de manière homogène un nombre invraisemblable de personnages et de scènes variées. Elle témoigne également de toute l’ambiguïté inhérente à la représentation des vices: les dénoncer en recourant au subversif, au scatologique et à l’érotique, place l’artiste dans une position limite. Jusqu’où peut-on jouer avec le feu des passions?

Vertueux ne puis

Idan Salakhovan Standing Veil (Détail), 2016, église Saint-Loup, Namur, 2017. Courtesy de l'artiste.
Idan Salakhovan Standing Veil (Détail), 2016, église Saint-Loup, Namur, 2017. Courtesy de l’artiste. © Vincent Everarts.

La seconde étape de Vices et Vertus est à savourer lentement au Musée Rops. Pour l’occasion, le lieu situé au coeur du vieux Namur croise avec bonheur les oeuvres graphiques de Félicien Rops et de James Ensor. Si le premier entretient un rapport tout personnel avec la morale de son temps que traduit son usage intensif de la caricature, le second quant à lui associe travers humains et épisodes biographiques de façon retorse. Cette construction alambiquée s’incarne magnifiquement dans sa Tentation de Saint Antoine (1887-1888). Il s’agit d’une oeuvre composée de 51 feuilles de papier travaillées au crayon de couleur, à la gouache et à l’aquarelle. Présentée sous forme de fac-similé, elle laisse pantois en raison de son caractère plein, un all-over kaléidoscopique avant la lettre. Commissaire de l’exposition, Patrick Florizoone en décrypte le sens: « Cet espèce de roman graphique barbare témoigne d’une époque où Ensor est exposé à la concurrence de Seurat qui est invité au sein du Groupe des XX. Il perd son pouvoir et n’aime pas ça. Du coup, il exorcise ses démons en évoquant le ver solitaire qui le ronge, l’alcoolisme de son père et des scènes traumatisantes liées à son enfance. » Dans le même registre, Ensor commet des Péchés capitaux qui paraissent en 1904. Ces eaux-fortes condensent la force expressive d’Ensor. On pointe encore ses Bains à Ostende, très éloignés de la naïveté habituelle des scènes de bord de mer. Ensor représente cette parade sociale comme une gigantesque partouze au sein de laquelle les instincts remontent comme des requins.

C’est à regret que l’on quitte la stupéfiante forge graphique d’Ensor et de Rops, vpour la dernière station du parcours: les oeuvres marmoréennes d’Aidan Salakhova, sculptrice contemporaine azérie. Ce travail installe le féminin, à la faveur de très pudiques drapés comme suspendus, dans le cadre d’une église, lieu de culte qui a si souvent associé la femme à la tentation, voire au mal. Ce retour du refoulé est à l’image des pièces exposées: apaisant.

Vices et vertus, à 5000 Namur. Jusqu’au 21/05. www.vicesetvertus.be

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