« Les Aborigènes sont le dernier peuple nomade dont la mémoire n’a pas été effacée »

Pour préparer ses expositions, Bertrand Estrangin entreprend de véritables expéditions au cours desquelles il parcourt plus de 6000 kilomètres sur les pistes de sable ou de terre rouge. © DR
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Basé à Bruxelles, Bertrand Estrangin est l’un des rares privilégiés à voyager au sein du « Centre rouge » de l’Australie pour sélectionner des oeuvres d’art primordiales au sein des communautés aborigènes. Rencontre avec un passionné, gardien d’une mémoire millénaire.

Fin mars dernier, la galerie Aboriginal Signature (1) retient l’attention de nombreux visiteurs venus découvrir le salon Eurantica à Brussels Expo. L’objet de tous les regards? Un diptyque à la beauté sidérante déployée sur deux toiles de lin composant un vaste pan de trois mètres sur deux. La force de la composition est indéniable, qui évoque une cosmogonie mystérieuse, ponctuée de formes biomorphiques, telle qu’a pu s’en approcher Kandinsky au milieu des années 1930 par exemple. Chromatiquement complexe et formellement explosive, l’oeuvre en question est le fruit d’un travail collectif: un état de fait que son harmonie ne laisse pas entrevoir une seconde. Difficilement imaginable sous nos latitudes, cet esprit de collaboration est courant dans les communautés artistiques aborigènes. Collectionneur et directeur de la galerie précitée, Bertrand Estrangin loue le « dialogue codifié » et la « sacralité » inscrits au coeur de Nganampa Ngura – Our Country. Cette pièce remarquable est signée par des artistes femmes de Kaltjiti dans les déserts du « APY Land », une zone récupérée en 1981 par les Aborigènes, grande comme trois fois notre pays et située au nord-ouest de l’Etat d’Australie-Méridionale.

Les Aborigènes sont le dernier peuple nomade dont la mémoire n’a pas été effacée

Le galeriste puise dans ses souvenirs pour en évoquer la genèse « à même le sol de sable rouge » sans oublier de mentionner les dingos venant régulièrement flairer cet objet incongru dans le paysage aride. « Les projets de toiles collaboratives sont discutés pendant plusieurs semaines. L’artiste qui se lance doit disposer d’un ascendant sur ses semblables. Celui-ci, ou celle-ci, se doit d’avoir une forme affirmée d’autorité sur le sujet convoqué au présent de la toile. Rien n’est gratuit dans l’art aborigène, tout fait sens. Latéral ou central, le premier geste posé conditionne l’équilibre de la composition. Les codes de couleurs eux-mêmes sont déterminants. C’est souvent la femme la plus respectée et initiée qui donne le la en choisissant une palette chromatique particulière. Comme un chef d’orchestre avec sa baguette, elle organise sur la toile un véritable concert des talents et des volontés des grands artistes femmes ou hommes de la communauté. Une fois le geste lancé, la métastructure prend forme sous les tracés de cercles concentriques comme autant d’empreintes digitales », détaille le spécialiste.

Ce travail pictural rituel est loin de s’accomplir dans le secret d’un lieu isolé. Tout autour des officiants se pressent des enfants et des adolescents car une transmission essentielle s’opère. « Dans les jours et les semaines qui vont suivre, les plus jeunes vont revenir voir, par curiosité, précise Bertrand Estrangin. Ces oeuvres concrétisent l’essence même de la communauté. » C’est que l’apprentissage en question n’est pas un simple jeu esthétique sur les formes et les couleurs, il est ici question d’histoires qui arrivent en droite ligne du fond des âges. Celles-ci sont sans cesse réactivées par les générations suivantes. Elles célèbrent le territoire ancestral à la façon d’une « métaphore incarnée soulignant le temps où les grands ancêtres conjuguaient et enfantaient terre et ciel ».

La diversité de l'art aborigène est à l'image d'un peuple qui parle plus de 80 langues différentes. Ici, le travail de Sonia Kurarra, artiste originaire de la région de Noonkanbah.
La diversité de l’art aborigène est à l’image d’un peuple qui parle plus de 80 langues différentes. Ici, le travail de Sonia Kurarra, artiste originaire de la région de Noonkanbah.© PHOTO ABORIGINAL SIGNATURE ESTRANGIN GALLERY WITH THE COURTESY OF THE ARTIST AND MANGKAJA ARTS

Art salutaire

La culture aborigène a été décimée par la colonisation de l’Australie. Cet héritage est donc pour le moins crucial. Même si on estime que l’inaccessibilité du « Centre rouge », l’intérieur désertique du continent, a retardé la catastrophe d’un siècle et demi, la culture aborigène a subi les affres d’une destruction massive. Dès le départ, l’incompatibilité était inscrite entre le mode de vie indigène, dont l’existence est fondée sur des valeurs de partage et d’échange en raison de la dureté du milieu de vie, et le projet colonial. L’harmonie avec la terre ne pouvait que se briser les os sur la fervente ambition d’explorer et de rentabiliser le « coeur mort » des possessions de la couronne britannique. Pour cette dernière, il n’y avait d’autre logique que celle de s’étendre, d’établir de nouvelles zones de culture et de pâturage. Pas un instant les Aborigènes n’ont été compris, qualifiés à l’époque de « misérables » (2), selon les mots du géomètre John Willis, célèbre pour sa participation tragique à la première traversée sud-nord de l’Australie. Cette incompréhension fondamentale d’une culture soumise à la contrainte d’un environnement à l’hostilité radicale a rayé ces peuplades de l’histoire du pays. Entre 1900 et 1960, les Aborigènes étaient réduits à l’invisibilité. Cette situation perdure encore aujourd’hui à travers de nombreuses séquelles. Un hiatus au niveau économique et social entre la population noire aborigène et les Australiens d’origine européenne témoigne de cet effacement passé.

Pourtant, depuis les années 1960, une réappropriation du destin aborigène se dessine. En 1967, un référendum conduit le gouvernement à attribuer la citoyenneté aux membres de ce peuple premier. En 1993, le Native Title Act voit le jour: cette loi permet à tout un chacun de réclamer ses terres et de posséder, à l’issue d’une action en justice, un acte de propriété conditionnel. Mais cette reconquête ne se fait pas uniquement sur le plan juridique, elle est également menée sur le terrain symbolique. « On a coutume d’attribuer à un Blanc, Geoffrey Bardon, la découverte de l’art aborigène contemporain, explique Bertrand Estrangin. Selon cette thèse, c’est grâce aux encouragements de ce professeur qui avait observé des enfants tracer des signes sur le sol que cette pratique aurait éclaté au grand jour. L’histoire est bien plus collaborative que cela. Grâce à de récentes recherches menées par des universitaires australiens, on sait que, dès 1969, des Aborigènes ont créé un studio à Papunya. Ils sentaient le temps venu de cristalliser leur culture, pour continuer à pouvoir la transmettre dans le bousculement du monde moderne. Ce lieu sera à la base de leur reconstruction identitaire. L’art aborigène n’est pas seulement un mouvement artistique comme un autre, c’est une pratique qui contribue à préserver la santé d’un peuple fragilisé et millénaire. »

Aujourd’hui, prendre le pouls de cette production est une tâche difficile. Il faut non seulement tenir compte de l’éloignement des territoires concernés, mais également des réglementations mises en place qui compliquent la donne: n’entre pas sur le territoire indigène qui veut. « Dans la mesure où il s’agit d’un art sacré inaccessible aux profanes, il est essentiel de côtoyer les artistes », souligne Bertrand Estrangin. Le galeriste bruxellois l’a bien compris, lui qui engloutit chaque année, en 4 × 4, 5.000 kilomètres de pistes pour approcher les artistes de la manière la plus respectueuse possible. Pourquoi se donner tant de mal? C’est une évidence pour cet ancien cadre du groupe industriel Solvay: « Il s’agit de la plus ancienne mémoire vivante de l’humanité. On parle ici de la plus ancienne culture continue du monde, les représentations qui en émanent nous mettent en contact avec les origines de l’histoire de l’humanité. »

A l'image de cette pièce collaborative signée par des artistes hommes du Spinifex, ces oeuvres primordiales s'apparentent souvent à des cartographies initiatiques.
A l’image de cette pièce collaborative signée par des artistes hommes du Spinifex, ces oeuvres primordiales s’apparentent souvent à des cartographies initiatiques.© PHOTO ABORIGINAL SIGNATURE ESTRANGIN GALLERY WITH THE COURTESY OF THE ARTIST AND SPINIFEX ART PROJECT

Cette dimension première est à l’origine de la fascination et de la vocation tardive (il a ouvert sa galerie à Bruxelles en 2014 après avoir exercé des fonctions corporate pendant dix-huit ans) de Bertrand Estrangin. « J’ai beaucoup arpenté le Sahara à la rencontre et à la recherche des traces des peuples nomades, raconte-t-il. Je me suis passionné pour les peintures rupestres. Hélas, dans ce coin du monde, il y a une rupture totale entre les peuples premiers et les formes actuelles de nomadisme. Il y a quinze ans, grâce à la découverte de l’Aboriginal Art Museum d’Utrecht, qui a fermé depuis, je me suis rendu compte que les Aborigènes étaient le dernier peuple nomade dont la mémoire n’avait pas été effacée. Ce lien avec les origines subsistait depuis plus de 65.000 ans. Cette révélation m’a d’abord poussé à collectionner et, vu que c’est une passion dévorante, à changer de métier pour lui consacrer toute mon énergie. » Il faut dire que la matière abordée est immense. « La diversité de ce mouvement artistique est à l’échelle d’un continent, il est question d’un territoire qui équivaut à 51 fois la taille de la Belgique, et d’un peuple traversé par plus de 80 langues différentes », insiste Bertrand Estrangin. Le magnétisme des pièces aborigènes, dont les supports (toile, nacre, écorce, sculptures…) témoignent des différents écosystèmes, tient également à son ancrage dans le réel: les oeuvres s’interprètent comme des cartographies aussi salutaires que graphiques pour un peuple habitué à naviguer dans le désert. Ainsi des cercles concentriques, originellement tracés dans le sable, qui disent les trous d’eau sans lesquels il serait impossible de survivre.

Sur ces relevés topographiques vient se greffer une cosmologie sacrée bien précise: le fameux « Temps du Rêve », un passé indéfiniment éloigné dont les échos résonnent encore et irriguent le présent. Il s’agit davantage d’un big bang en constante expansion que d’un Age d’or comme on l’a cru trop longtemps. Tout cela compose une expérience unique dans l’histoire de l’humanité. Bertrand Estrangin aime à citer le passage de La Pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss: « Peu de civilisations, autant que l’australienne, semblent avoir eu le goût de l’érudition, de la spéculation, et de ce qui apparaît parfois comme un dandysme intellectuel, aussi étrange que l’expression puisse paraître quand on l’applique à des hommes dont le niveau de vie matérielle était aussi rudimentaire. » On comprend mieux pourquoi actuellement l’art aborigène explose aux quatre coins du monde, qu’il s’agisse du MET, à New York, du British Museum, à Londres, de certaines éditions de la Biennale de Venise, du Louvre ou des collections du musée du quai Branly, à Paris, sur le toit duquel on trouve justement une oeuvre de Lena Nyadbi: des écailles du grand ancêtre poisson Barramundi, uniquement visibles du ciel…

(1) Jusqu’au 2 juin prochain, la galerie Aboriginal Signature (101, rue Jules Besme, à Bruxelles) fait place à une exposition sur l’art aborigène des îles Tiwi : Yati Ratuwati Yatuwati. One Island one side. www.aboriginalsignature.com

(2) L’Exploration de l’Australie, par Stuart, Burk et Wills, Transboréal, p. 405.

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