Charlemagne Palestine: « Je n’aime pas le minimalisme, le vide, le zen… »

"Jusqu'à mes onze ans, je vivais entouré de peluches. Un jour, en rentrant de l'école, il n'y en avait plus une seule. Ma mère avait tout jeté." © DR
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Cela fait 20 ans que Charlemagne Palestine, contre-héros de l’avant-garde new-yorkaise, s’est installé à Bruxelles. Véritable « bordel sacré », son oeuvre disruptive abouche l’esthétique avec la spiritualité.

Avec ses codes balisés, l’échange de mails est devenu un exercice unidimensionnel rasoir qui rabote la communication aussi certainement qu’une tondeuse raccourcit le gazon lors d’un samedi ensoleillé. « Belle journée« , « Bien cordialement« , « À ta disposition pour en parler« …: on en passe et des plus soporifiques. Rien de tel qu’échanger quelques messages avec Charlemagne Palestine en vue de fixer un rendez-vous pour redonner couleurs et musicalité à ce moderne rituel. « bestttttttttt« , « tomorrowwww is okayyy!!!!« , « i’m totallyyy open!!!« : l’intéressé semble nous crier dans les oreilles à la façon d’une notation vibratoire qui rappelle que derrière la lettre il y a un corps… Fidèle à une oeuvre imprégnée par le son ainsi qu’au geste Fluxus soucieux d’effacer les ruptures entre l’existence et l’oeuvre, le New-Yorkais (1947) importe le « strumming » dans le langage de tous les jours. « Strumming »? Il s’agit d’une « musique frappée », une pratique du piano qu’il a développée au début des années 70. Dans Palestine, prénom Charlemagne-Meshugga Land (1), Marie Canet cite son ami le compositeur Ingram Marshall pour expliquer la démarche: « (…) Charlemagne a développé une approche du piano qui n’était pas simplement extrêmement répétitive et physique mais qui était basée sur la théorie selon laquelle, en donnant le bon stimulus, l’instrument possédait une voix qui lui était propre et qu’il pouvait produire toute une série d’harmoniques qui semblaient surgir eux-mêmes comme par magie. » De façon similaire, Charlemagne Palestine a entrepris de « frapper » sur la langue afin de la faire renouer avec une force d’expressivité antérieure à la grammaire. À moins qu’il s’agisse d’une réminiscence de l’enfance. « Quand j’étais petit, je bégayais, du coup on m’avait appris à parler en chantant, ce qui a peut-être noué musicalité et répétition en moi« , suggère-t-il. À garder en permanence à l’esprit: même si le plasticien apparaît comme fantasque et exubérant, un « original de la création contemporaine » selon le journal Libération, aucune de ses manifestations n’est anodine, gratuite. Vie et travail sont ici d’une cohérence totale.

Schtroumpf désabusé

C’est dans la commune d’Evere que se cache l’atelier de Charlemagne Palestine. L’un de ces quartiers tranquilles où l’on promène son caniche avant de s’endormir devant la télévision. La caverne en question est dissimulée par une énorme porte rouge qui évoque une caserne de pompier. L’artiste himself vient ouvrir la porte. Double couvre-chef -deux casquettes empilées l’une sur l’autre- et éternelle marinière au-dessus de laquelle s’enroulent les écharpes, la mise de Palestine est à comprendre comme un écho textile et chromatique au « strumming ». Peut-être aussi comme un hommage à sa famille issue de la diaspora qui, au Moyen Âge, a survécu en vendant du textile de seconde main. « À l’époque, les Juifs n’étaient pas autorisés à intégrer les guildes qui avaient les monopoles commerciaux« , commente celui qui a récemment exposé 18.000 divinités animales au 356 Mission à Los Angeles. Au bout d’un large couloir, le visiteur débouche dans un vaste hangar surmonté d’une verrière. « Charleworld », son studio alléchant comme la chocolaterie de Willy Wonka, a des allures de rêve d’enfant: celui de se réveiller dans les entrepôts d’une chaîne de magasins de jouets. Ici, les « smatte » (les « chiffons » en yiddish) et les peluches se comptent par milliers. Ces dernières ont colonisé tout l’espace, certaines dévalent même du plafond en parachute. Étoile de mer orange au nez rond et au large sourire, poussin jaune pétant derrière son piano, Schtroumpf désabusé, girafes tordues, triplette d’ours aux couleurs nationales…: le bestiaire se découvre tentaculaire. Prévenant, Palestine tend une chaise en plexiglass transparent à son interlocuteur. « C’est une chaise signée par Philippe Starck. Vu qu’il a comme moi un physique de gorille, je me suis dit que cela ferait l’affaire pour moi mais en réalité pas du tout…« , explique-t-il en veillant à s’installer sur une assise recouverte de fourrures, celles-là même qu’il a utilisées lors de sa contribution à la documenta 8 de 1987 à Kassel.

C’est à la chaleur d’un soleil de printemps qui réchauffe les os que se déroule l’entretien. On y parle logiquement de la rétrospective que Bozar lui consacrera bientôt. De quoi faire revenir cet artiste de 70 ans sur les temps forts de sa carrière. D’emblée, il tique sur le mot « rétrospective » qui exhale par trop le sapin, la « fossilisation« . « En réalité, c’est une SSCHMMETTRROOSSPPECCTIVVE« , prévient-il, jouant sur un terme yiddish signifiant « rusé, roublard ». Disert, Charlemagne Palestine revient là où tout a commencé: « Le point de départ, c’est mon corps. Le lien entre mon physique et ma voix. Celle-ci a été mon premier instrument. Elle m’a permis d’établir un contact avec l’extérieur. Je vivais dans un quartier ouvrier de Brooklyn. À l’époque, il n’y avait aucune aura culturelle associée à ce coin de la ville. On se trouvait à 15 kilomètres de l’Empire State Building mais en réalité c’était comme si l’on en était à des milliers. À l’âge de huit ans, ma voix m’a permis d’intégrer la chorale juive traditionnelle Stanley Sapir et de circuler dans New York. Les chants que nous interprétions provenaient d’Europe, cela m’a également donné l’opportunité de nouer un contact avec les racines de ma famille. Mon père était originaire de Minsk et ma mère d’Odessa. » Cette expérience du chant est loin d’être anodine dans l’oeuvre du performeur. Dans les synagogues, particulièrement au moment de Yom Kippour (fête du Grand Pardon), les chorales font l’expérience de la transe, un axe fort de son travail, en entonnant des refrains pendant près de dix heures d’affilée. « C’est là que j’ai approché pour la première fois l’idée de longueur, de quelque chose d’interminable… Cette idée de continuum traverse mes aventures sonores. » Dans la foulée de cette initiation, Palestine se met à fréquenter le College of Arts and Music de Manhattan, un institut imaginé par le maire La Guardia pour les enfants immigrés. Il y apprend le piano, l’accordéon mais surtout change de statut, de « small town boy » il devient  » citoyen d’une ville cosmopolite« . Traînant dans East Village, il découvre la musique électronique et fait la connaissance des poètes de la Beat Generation -Allen Ginsberg mais également Tiny Tim et Gregory Corso. « La rencontre avec des artistes était très stimulante pour moi, c’était un univers qui m’était totalement inconnu. Le seul artiste dans ma famille était un oncle qui était cartographe pour l’armée américaine. Par la suite, il est devenu le directeur artistique du Pentagone, c’est lui qui dessinait entre autres les médailles« , s’amuse le plasticien. L’année 1963 marque un tournant important dans son parcours: il est engagé comme carillonneur à l’église épiscopale Saint-Thomas sur la 5e Avenue. Il y interprète un répertoire protestant auquel il se plaît à adjoindre des variations plus expérimentales. Le lieu de culte en question est à deux pas du MoMA, ce qui va le mener vers d’autres horizons. « La rétribution en tant que carillonneur comprenait un accès gratuit au musée. Du coup, j’y allais dès que c’était possible. J’ai été littéralement abasourdi par la pièce qui était consacrée aux Nymphéas de Monet, c’était de l’art total, une chapelle me protégeant du bruit et de l’agitation extérieurs. Toutes mes installations sont liées à cette révélation, je les pense comme des espaces sacrés, du moins comme une nouvelle interprétation du sacré. Je dis bien « sacré » et pas « religieux », l’idée est de dépasser les systèmes pour accéder à une dimension universelle et méditative. »

« Je suis devenu le cauchemar de John Cage. »© Philippe De Gobert

Avant-garde

C’est fort d’un nouvel imaginaire que Charlemagne Palestine va dessiner les contours de sa carrière, entrant dès lors de plain-pied dans ce qu’il est convenu d’appeler l’avant-garde new-yorkaise. Magnétisé par l’idée d’une oeuvre totale, le fameux « Gesamtkunstwerk », il multiplie les prises de positions artistiques: happenings musicaux, body music s’apparentant à une prière primitive, vidéo, dessin… Il côtoie les figures clé du moment, Richard Serra, Philip Glass, Nancy Holt, Terry Riley, Steve Reich et se produit même dans la célèbre galerie Sonnabend. Bref, il devient un pilier de la scène underground. Sa notoriété est telle qu’il se produit même en Europe. Il raconte: « Karel Geirlandt, le directeur du Palais des Beaux-arts de l’époque, et Hergé sont venus me solliciter pour que je me produise en Belgique. À l’époque, les titres des pièces musicales que je composais étaient très narratifs, je pense que c’est cela qui a plu à Hergé, même s’il s’agissait d’histoires dont tout le monde, moi le premier, ignorait où elles allaient. J’ai ainsi réalisé une première performance en 1974, dans le Hall Horta. J’ai exigé que ce soit à cet endroit et pas ailleurs. Dans la mesure où le son est intimement lié à l’espace, je sollicite toujours des lieux avec une âme, des lieux « tajmahalesques », comme je les appelle. » Un an plus tard, fidèle à une certaine idée de l’avant-garde qui ne se dissout pas dans l’institutionnalisation, Charlemagne Palestine se sabote avec application. « John Cage, que j’avais rencontré par sa mère, m’a aidé au début de ma carrière. Puis, il a laissé sous-entendre que j’étais l’un de ses disciples, ce qui ne m’a pas plus du tout. Je suis devenu son cauchemar. Cela l’a été plus que jamais lorsqu’il m’a invité à une soirée exceptionnelle dans le studio de Merce Cunningham. L’idée était celle d’une carte blanche. En théorie « tout était possible », selon la formule qu’il affectionnait… « Tout » sauf ce que j’ai fait. Ma performance a débuté par un monologue enregistré la veille dans ma douche. Durant celui-ci, je m’en suis pris avec virulence au pseudo avant-gardisme de Cage. Puis, après avoir joué pendant quelques minutes au piano, j’ai entrepris une danse de possédé. Comme un fou, je me suis jeté contre les murs du studio. » Pour Cage et sa bande, c’est la provocation de trop, Palestine est frappé d’une excommunication tacite, et l’intelligentsia new-yorkaise lui tourne le dos. Il n’y aura jamais de réconciliation. Irrécupérable? Pas de doute pour les papes de l’avant-garde. C’est que Charlemagne Palestine a le goût de l’individualité, lui qui met un point d’honneur à  » ne jamais rien faire comme les autres« . Bien sûr, ce positionnement a un prix. Grillé à New York, il va multiplier les allers et retours avec l’Europe pour poursuivre sa carrière. Jusqu’en 1999, date à laquelle il s’installe en Belgique.

À l’heure de ce regard en arrière qui embrasse près de 60 ans de carrière, que dit son oeuvre? Que trouve-t-on derrière les couches, la profusion de sons, de couleurs et de formes? Il est bien sûr tentant d’y déceler le manque, la perte, ceux d’un peuple resté longtemps sans terre, d’une famille déracinée et plus largement ceux de tous les déshérités, comme les Amérindiens par exemple. Une explication « freudienne » selon Palestine qui, s’il la comprend, la relativise, lui qui se méfie en permanence de « ce qui a trop de sens« : « En réalité, je n’aime pas le minimalisme, le vide, le zen… Je veux être enterré près d’un mur du cimetière d’Ixelles. Savoir que de l’autre côté il y a des bars et des gens ivres m’aidera beaucoup à supporter le silence du repos éternel. »

(1) Palestine, prénom Charlemagne-Meshugga Land, Marine Canet, Les Presses du réel, coll. Fama, 2017.

Les peluches

« Jusqu’à mes onze ans, je vivais entouré de peluches. Un jour, en rentrant de l’école, il n’y en avait plus une seule. Ma mère avait tout jeté. Le monde occidental n’accepte pas que les enfants s’entourent de divinités totémiques. Les peuples premiers, eux, ne s’en privent pas, ils gardent ce contact. Dans les années 70, celle qui était ma compagne m’a offert un ours, King Teddy, parce qu’il avait la même couleur d’yeux que moi. Il est devenu mon alter ego, je lui parlais énormément. Depuis, une partie de ma colonie de peluches m’accompagne toujours quand je me déplace« , explique l’artiste. Pour Marie Canet, auteure de Palestine, prénom Charlemagne-Meshugga Land, ce bestiaire enfantin est à comprendre comme « une mise en accusation de notre société« , voire une construction « d’une filiation fictive et circonstancielle avec des formes culturelles de tribalisme en phase d’extinction« .

SSCHMMETTRROOSSPPECCTIVVE, Charlemagne Palestine, Bozar, 23, rue Ravenstein, à 1000 Bruxelles. www.bozar.be Du 18/05 au 26/08.

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