Théâtre: réchauffement sur les planches

Dans Dimanche, des compagnies Focus et Chaliwaté, une famille tente de maintenir son quotidien, malgré les cataclysmes. Un miroir à peine grossissant... © Phillip Spears
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Comment le théâtre peut-il participer à la prise de conscience de l’actuel écocide de la planète? Deux nouveaux spectacles, Sabordage et Dimanche, répondent avec les armes de l’absurde et de l’humour.

Certains sujets s’avèrent si prégnants, si urgents que le théâtre ne peut que s’en emparer. Il y a quelques années, la crise des migrants a déboulé avec force sur les scènes, saisissant les esprits d’une autre façon que les images d’actualité. Aujourd’hui, après un été où les records de températures caniculaires ont à nouveau été battus et où le Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) a rendu un rapport spécial alarmant, à l’heure où Greta Thunberg est devenue une icône mondiale et où on déplore que la déforestation en Amazonie a quasiment doublé sur un an, c’est le réchauffement climatique qui s’impose au coeur du monde du spectacle, à la suite des scientifiques et des rassemblements citoyens.

Le mariage entre l’écologie et le théâtre, s’il est resté relativement discret, n’est pas nouveau. Les dangers de l’énergie nucléaire et plus particulièrement la catastrophe de Tchernobyl ont donné lieu à plusieurs créations, dès les années 1990 et 2000 (Tchernobyl Now, Pripiat…). L’accident nucléaire de Fukushima en 2011 et le prix Nobel attribué en 2015 à Svetlana Aleksievitch, auteure de La Supplication, récit basé sur la récolte de plusieurs centaines de témoignages sur la catastrophe de 1986, ont réveillé cette veine ces dernières années. Directement inspiré par La Supplication, le spectacle documentaire L’Herbe de l’oubli, de la Compagnie Point Zéro, élu meilleur spectacle aux derniers Prix de la Critique, continue sa tournée cette saison (lire encadré pratique). Deux théâtres bruxellois font aussi leur rentrée sur le thème du nucléaire: le National avec la nouvelle création de Fabrice Murgia, La Mémoire des arbres, sur la catastrophe d’Oziorsk, en 1957; et le Théâtre de Poche avec Les Enfants, de Lucy Kirkwood, fable postapocalyptique mettant deux scientifiques à la retraite devant un fameux dilemme.

Le spectacle documentaire L’Herbe de l’oubli continue sa tournée cette saison.

Plus récemment, l’impact de l’activité humaine sur le réchauffement de la planète a infiltré les planches. En 2015, Les Glaciers grondants, écrit et mis en scène par David Lescot, abordait le sujet frontalement et était présenté au théâtre des Abbesses pendant toute la durée de la COP21 à Paris. Chez nous, l’année dernière, Anne-Cécile Vandalem imaginait dans Arctique un futur proche où quelques personnes tentaient de rejoindre clandestinement le Groenland, nouvel eldorado d’air respirable et de paix.

La possibilité d’une île

Au sein du Collectif Mensuel, basé à Liège et qui a récemment fait un carton avec le mash-up musico- cinématographico-théâtral de films hollywoodiens Blockbuster, la décision d’aborder le sujet a été prise il y a un peu plus d’un an. « Au début d’une nouvelle création, on se demande toujours: si c’était le dernier spectacle que l’on devait faire, de quoi voudrait-on parler? expose Renaud Riga, membre du collectif. Il y a encore quelque années, l’injustice et les inégalités étaient ce qui nous paraissait le plus choquant. Aujourd’hui, il y a pire: la destruction importante de notre milieu de vie, avec potentiellement une destruction de vies humaines, qui touchera a priori d’abord les plus démunis. » Le groupe d’artistes liégeois multiplie alors les lectures et les visionnements de documentaires, creusant notamment la collapsologie, soit « l’étude de l’effondrement de la civilisation industrielle », popularisée par l’essai de Pablo Servigne et Raphaël Stevens Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes (Seuil, 2015). « Mais après trois semaines, on était tous réellement déprimés, poursuit Renaud Riga. On s’est dit qu’on ne pouvait pas s’imposer ça, il fallait qu’on trouve une autre voie, qui permette aussi d’avoir un peu d’espoir (1). »

Sabordage, du Collectif Mensuel, retrace le destin de l'île de Nauru, où les machines ont extrait le phosphate jusqu'à épuisement des sols.
Sabordage, du Collectif Mensuel, retrace le destin de l’île de Nauru, où les machines ont extrait le phosphate jusqu’à épuisement des sols.© Hadi Zaher/Getty Images

Cette piste, ce sera le cas bien réel d’une petite île dont le destin est la démonstration même des capacités de l’être humain à transformer un paradis en enfer: Nauru, 21 kilomètres carrés pour près de 14.000 habitants, quelque part à mi-chemin entre l’Australie et Hawaii. Après la découverte de l’île par un navigateur britannique à la toute fin du xviiie siècle, les quelques centaines d’autochtones seront colonisés et verront leurs terres creusées pour en tirer le phosphate pur, utilisé comme engrais dans l’agriculture. Aux mains des Anglais, puis des Allemands, puis des Australiens, Nauru acquiert son indépendance en 1968. Les Nauruans voient dès lors leur niveau de vie augmenter, jusqu’à se classer, en 1974, deuxième pays au monde en PIB par habitant (derrière l’Arabie saoudite). Mais la manne à phosphate n’est pas éternelle. Son exploitation cesse définitivement en 2003 avec, pour conséquence, un effondrement de l’économie de l’île. Aujourd’hui, les Nauruans, gagnés par des habitudes alimentaires problématiques et une mauvaise hygiène de vie, présentent un des taux d’obésité parmi les plus importants du monde (90% de la population est en surpoids) et une espérance de vie qui a chuté à 59 ans pour les hommes (65 pour les femmes). En 2009, le taux de chômage tournait autour de 90%.

Cette tragédie à l’échelle d’un pays était déjà apparue dans des livres (J’ai entraîné mon peuple dans cette aventure de Aymeric Patricot et la BD Les Vieux Fourneaux de Lupano et Cauuet). Au dernier Kunstenfestivaldesarts de Bruxelles, elle était au coeur de Pleasant Island (le surnom de Nauru) de Silke Huysmans et Hannes Dereere, une pièce de théâtre documentaire dont la narration était entièrement assurée par smartphones interposés.

Ce qui se passe dans dimanche se passe déjà dans différentes parties du monde.

Elle n’a donc pas fini de faire parler. « Il nous a semblé que l’exemple de cette île était représentatif de ce qui pourrait nous arriver de pire. Ce n’est pas la faute à pas de chance, ou à un ouragan qui leur serait tombé dessus: c’est la pensée économique qui a amené cette destruction. En cent ans, ces populations au départ tribales ont totalement accepté les codes occidentaux, en ce compris le consumérisme, jusqu’à détruire leur propre écosystème, avec une possibilité de retour en arrière extrêmement faible. Certains estiment que s’ils n’ont pas les bonnes réponses dans les deux prochaines années, on ne parlera plus de Nauru dans dix ans. Ils ont tenté de mettre des solutions en place, mais elles étaient toujours calquées sur le même mode de pensée, c’est-à-dire: comment récupérer suffisamment d’argent pour maintenir notre train de vie? Aujourd’hui, certains pensent que leur seul espoir de s’en tirer serait d’importer de nouvelles machines qui permettraient de recreuser l’île sur une seconde couche pour récupérer du phosphate. La toute bonne idée…! Evidemment, on n’a pas de leçon à donner mais l’envie de poser des questions. » Si le tableau est sombre, Sabordage ouvre aussi une porte à l’espoir, à travers un épilogue d’anticipation: « On espère qu’il sera possible de mettre en place des sociétés basées sur autre chose que la rentabilité. Si toute l’énergie et toute l’intelligence dépensées au service de la rentabilité visaient un bien-être collectif et pas individuel, la situation pourrait évoluer très vite. Mais tant qu’on sera guidés par la recherche de profit, on ne pourra aller que dans la même direction que les Nauruans: rendre la vie impossible. »

Jusqu’à l’absurde

Pour les compagnies Focus, spécialisée dans le théâtre d’objet et les marionnettes, et Chaliwaté, explorant la voie de spectacles physiques et gestuels, le thème du réchauffement climatique s’est imposé il y a trois ans, un peu comme une évidence. La première année de travail a été consacrée à l’écriture du texte. Une écriture très cinématographique, sans paroles, qui pense en cadrages et en travellings. Développant une forme courte intitulée Backup (récompensée par le Total Theater Award dans la catégorie Théâtre physique/Théâtre visuel au prestigieux Fringe Festival d’Edimbourg en 2018), Dimanche entremêle, entre théâtre live et séquences vidéos, deux fils narratifs: d’un côté, une équipe de reporters voyage pour filmer des espèces en voie de disparition; de l’autre, une famille tente de maintenir – jusqu’à l’absurde – son quotidien malgré les cataclysmes. « C’est inspiré de ce qu’on observe dans nos vies, du décalage entre l’urgence de la situation et le fait qu’on continue tous quasiment comme si de rien n’était », précise Julie Tenret, qui forme avec Sicaire Durieux et Sandrine Heyraud le trio d’auteurs, metteurs en scène et interprètes de Dimanche. Ce qui se passe dans le spectacle se passe déjà dans différentes parties du monde, nous choisissons juste de le concentrer au même endroit, dans une famille. Il y a trois ans, quand on a lancé le projet, cette histoire était une légère anticipation, mais là, on y est! »

Dimanche n’est pas un spectacle politique frontal ou « pratique », dont l’optique serait par exemple d’expliquer les bons gestes à faire pour sauver la planète. Comme pour le Collectif Mensuel, le spectacle souhaite plus que jamais ouvrir le débat. A suivre sur les planches.

(1) Sur le thème de l’effondrement, la compagnie Victor B. a imaginé Maison Renard, seul-en-scène nourri de données scientifiques, où Bertrand vante les mérites de la Base autonome durable. En tournée à Louvain-la-Neuve, Huy, Braine-l’Alleud, Tubize, Aiseau-Presle… www.victorb.be

En pratique

L'Herbe de l'oubli: retour à Tchernobyl, plus de 30 ans après.
L’Herbe de l’oubli: retour à Tchernobyl, plus de 30 ans après.© Véronique Vercheval

L’Herbe de l’oubli : du 26 novembre au 7 décembre au Théâtre de Poche à Bruxelles, du 9 au 14 janvier à l’Eden à Charleroi, les 15 et 16 janvier à la maison de la culture de Tournai, le 11 mars au centre culturel de Braine-le-Comte.

La Mémoire des arbres : jusqu’au 22 septembre au Théâtre national à Bruxelles, les 22 et 23 janvier au NTGent.

Les Enfants : du 17 septembre au 10 octobre au Théâtre de Poche à Bruxelles.

Sabordage : du 22 septembre au 3 octobre au Théâtre de Liège, du 21 au 24 octobre à l’Eden à Charleroi, du 6 au 8 novembre au théâtre le Manège à Mons, du 17 au 21 mars à l’Atelier Théâtre Jean Vilar à Louvain-la-Neuve, du 31 mars au 3 avril au Théâtre de Namur, les 23 et 24 avril au centre culturel de Verviers.

Dimanche: du 12 au 16 novembre au Théâtre de Namur, du 19 au 30 novembre au théâtre les Tanneurs à Bruxelles, les 3 et 4 décembre à la maison de la culture de Tournai, le 6 décembre à la maison de la culture Famenne-Ardenne à Marche.

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