Lisa Da Boit, entre puissance et fragilité

Ferocia, "un bon exercice de mise à disposition de soi par rapport à un propos". © SERGE GUTWIRTH
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

La chorégraphe italienne présente Ferocia à Bruxelles lors du D Festival. Un solo de femme, au nom des femmes, par une artiste dont l’engagement politique n’a fait que s’affirmer.

Imaginez une petite ville au milieu des montagnes du nord de l’Italie, à mi-chemin entre Venise et la frontière autrichienne. 36.000 habitants nichés le long d’un fleuve, le Piave. Une cathédrale. Un palais du XVIIIe siècle. Cette ville, c’est Belluno et c’est là qu’a grandi Lisa Da Boit. « Il n’y avait ni conservatoire ni école de danse, se souvient la chorégraphe aujourd’hui basée à Bruxelles. Les cours de gymnastique étaient finalement la seule activité extrascolaire possible pour les filles. J’ai commencé quand j’avais cinq ans. On me choisissait pour les compétitions parce que j’avais un côté plus artistique. Puis j’ai fait du patinage artistique, de la danse sur glace en couple. La danse contemporaine est arrivée plus tard, vers 17 ans. Mais de ce parcours sportif, je garde encore un esprit de discipline et de travail sur le corps. »

Menue mais avec une détermination dans le regard, Lisa Da Boit dégage un mélange en subtil équilibre entre puissance et fragilité. C’est cela sans doute qui a séduit les deux chorégraphes de la compagnie milanaise Corte Sconta, où la jeune femme auditionne à 22 ans, « avec une naïveté complète, en ayant vu une annonce par hasard« . « J’ai été choisie alors que je n’avais pas une formation technique très poussée. Je pense que pour ces deux femmes, je représentais une fille à la fois forte et enfantine. Ça a été une rencontre d’âmes, ce genre de moment un peu magique. Je suis partie vivre à Milan, j’y suis restée quatre ans. C’était une compagnie assez connue, qui faisait beaucoup de recherche, dans le sillage du théâtre de Grotowski (1). On vivait un peu comme une famille, on répétait tout le temps. » Elle y rencontre Giovanni Scarcella, un danseur sicilien. Le deux artistes forment bientôt un tandem qui poursuit ses propres recherches et finit par s’installer à Bruxelles. « On devait y rester trois mois, maintenant ça fait 20 ans que j’y vis! »

Une vie meilleure

La compagnie Giolisu -agglutiné de leurs deux diminutifs affectueux- se fait un nom en Belgique grâce au duo Ultime exil. « Même si on ne se l’est jamais vraiment dit, on s’est toujours sentis immigrés, venus d’ailleurs, à la recherche d’une place, plus existentielle que physique d’ailleurs, raconte Lisa. On se sentait mal à l’aise partout, ni Italiens ni Belges. Ultime exil abordait cette thématique du non-lieu, et de l’espoir de trouver un endroit pour une vie meilleure. » La pièce est d’abord donnée en salle mais, histoire d’être plus raccord avec son propos, elle en sort pour être dansée dans l’espace public, en particulier sur des parkings. « Ça a été une expérience très forte. Pendant les répétitions, on jouait dans des supermarchés, au milieu des gens, sans encadrement, sans autorisation. J’arrivais dans un manteau noir tout mouillé, courbée sous le poids des sacs que je portais. Parfois certains clients venaient m’aider. Un jour, une dame a même appelé une ambulance… On a aussi joué en plein centre de Bruxelles pour la Nuit blanche et alors que j’arrivais déjà dans mon personnage, j’ai été interpellée par des policiers: « Madame, venez avec moi. » Ils m’ont emmenée vers leur fourgon. J’ai dû leur expliquer que j’étais en représentation. »

Aujourd’hui, Giovanni et Lisa ne forment plus un couple, ni à la ville ni à la scène. Et c’est Céline Curvers qui a repris le co-pilotage de la compagnie. Ensemble, les deux femmes ont signé en 2014 Il dolce domani (meilleur spectacle de danse aux Prix de la Critique 2014-2015), quintette empreint de nostalgie évoluant dans un salon/salle de danse délabrée où trônait en fond une nature morte réalisée par Vincent Glowinski (aka Bonom). Ferocia, leur dernière création en date donnée au D Festival, est, en quasi 25 ans de carrière, le tout première solo de Lisa Da Boit. Devant un tressage de lierre piqué de fleurs et surmonté de fils barbelés -« rien à faire: il entaille les bras de tous les techniciens qui doivent l’installer, même à travers les gants« -, la danseuse évolue dans une robe-filet avant de revêtir un manteau et un foulard, évoquant très clairement les femmes combattantes kurdes. Dans la bande-son se mêlent aussi des textes de Simone de Beauvoir, Angela Davis, Marguerite Duras, Maguy Marin et de la Comandanta Ramona, la zapatiste du Chiapas. Un solo ultra politique et féministe pour celle qui, en 2015, a enfin mené à terme un master en philosophie -entamé à la sortie du lycée- à l’université de Venise avec, pour thème de mémoire, l’éthique au féminin. « On me dit parfois que Ferocia , le titre de ce solo, a une connotation négative, mais je ne le pense pas. Je trouve au contraire que l’instinct des bêtes « féroces » a quelque chose de très juste et de puissant. Dans certains cas, je ne crois pas qu’on puisse y aller avec des pincettes. Je ne dis pas que c’est un choix facile ou léger, mais quand l’oppression est trop forte, la rébellion est violente, malheureusement. Je suis du côté du commandant Marcos plus que de Gandhi. » Sentez le vent qui souffle: une révolution est en marche…

(1) Metteur en scène et théoricien polonais qui considérait le théâtre comme un laboratoire permanent et l’amena vers une « pauvreté » radicale au XXe siècle.

Ferocia: le 07/06 au Senghor à Bruxelles, dans le cadre du D Festival, www.senghor.be et le 14/02 à De Spil à Roeselaar, www.despil.be

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