Le bon marché (de l’art)

Une foire d'art qui veut mettre la création artistique à portée de (presque) toutes les bourses. © WILHELM WESTERGREN
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Pour sa douzième édition, l’Accessible Art Fair Bruxelles s’est offert un juré de premier ordre : le commissaire-priseur Simon de Pury. Le Vif/L’Express s’est glissé dans les coulisses de cette rigoureuse sélection.

4 juin 2018. Alors que soleil et nuages se disputent le bleu du ciel londonien, c’est dans le très chic quartier de Mayfair que se décide, dans le plus grand secret, l’affiche de l’édition 2018 de l’Accessible Art Fair (Acaf) Bruxelles. Acaf ? L’acronyme désigne cette foire d’art qui fut parmi les premières à mettre la création artistique à portée de (presque) toutes les bourses.

Fondatrice de cet événement dont les contours qualitatifs se sont taillé une belle réputation dans la capitale belge mais aussi à New York, Stéphanie Manasseh a mis les petits plats dans les grands en optant pour un camp de base sélect : le Chess Club, l’une de ces adresses prisées par les gentlemen londoniens fonctionnant sur un principe de membres. Ponctuée de magnolias, la façade noire et blanche de l’établissement cultive l’ understatement, ce goût pour l’euphémisme qui plaît tant aux Britanniques. L’intérieur, en revanche, ne manque pas de cachet. On le doit à l’architecte d’intérieur Fran Hickman qui a tapissé le rez-de-chaussée de 257 gravures représentant des papillons, s’inspirant en cela de l’appartement turinois de l’architecte Carlo Mollino (1905 – 1973). Dans la lignée de cette grammaire décorative sensuelle, le bar situé à l’étage décline de magnifiques panneaux de soie, une sorte de jardin d’Eden nocturne, que l’on doit à la designer textile Anna Glover. C’est donc cet emblématique boudoir précieux qui a été pressenti pour accueillir l’aréopage en charge de la sélection des talents qui seront donnés à voir, du 4 au 7 octobre, à Bozar.

Les jurés en question ? Ils sont au nombre de six et viennent d’horizons différents : Stéphanie Manasseh elle-même ; Sylvain et Karen Levy, tous deux connus pour leur collection d’art chinois contemporain (dslcollection) ; Sophie Clauwaert, une historienne de l’art belge spécialiste des maîtres anciens de la peinture ; et John Volleman, un marchand d’art et de design originaire des Pays-Bas. En dépit de la pertinence de ce quintet de spécialistes, la tête d’affiche de ce jury est indubitablement Simon de Pury (1951), commissaire-priseur internationalement connu ayant été directeur des sociétés de vente Phillips de Pury & Company et Sotheby’s. Surnommé le  » Mick Jagger  » des enchères, l’homme a été souvent décrit comme l’un de ces  » requins « , le mot est de Jean-Gabriel Fredet (1), qui tirent les ficelles de l’art contemporain. A mille lieues de cette féroce caricature, vêtu d’une chemise rayée et de baskets noires, l’élégant sexagénaire suisse patiente sagement sur une banquette orange molletonnée, écoutant d’une oreille attentive la liste de consignes que la directrice de l’Acaf déroule à l’attention de son comité de sélection. L’homme ne cache pas son admiration pour l’entrepreneuse dont il admire  » la capacité à créer de nouveaux modèles dans un secteur plutôt frileux en la matière « . En phase avec cette adhésion, celui qui vénère également le producteur hip-hop Swizz Beatz pour  » No commission  » (une autre initiative qui bouleverse les règles à l’oeuvre dans le cénacle des arts plastiques) n’est en rien une diva. Pour preuve, il ne rechigne pas à déployer l’imagination nécessaire consistant à visualiser en trois dimensions les oeuvres des 100 candidats présélectionnés qui se succèdent sur… un écran de télévision. Autres temps, autres moeurs, un philosophe comme Walter Benjamin aurait probablement été foudroyé sur place face au peu de cas fait à  » l’aura  » d’une création.

Simon de Pury : Un commissaire-priseur fan d'Instagram, qui
Simon de Pury : Un commissaire-priseur fan d’Instagram, qui  » s’efforce de regarder les oeuvres avec les yeux du public « .© MICHEL VERLINDEN

Telle est la nouvelle donne dans un contexte où la reproduction technologique dématérialisante s’est imposée comme modèle de référence absolu.  » On n’est pas loin du speed-dating, c’est très excitant, choisir oblige à regarder « , commente cette star du marteau. De bonne grâce, il accepte les six feuilles A4 reprenant les noms des intéressés accompagnés des mentions catégoriques  » yes  » et  » no  » mais aussi  » maybe  » en cas d’hésitation. Les pièces se succèdent une à une, alternant le bon et le moins bon. On attend en vain le commentaire moqueur de celui qui est également un important collectionneur. Rien à faire : c’est avec le même sourire doux qu’il scrute la moindre proposition. Quand on le lui signale, il n’hésite pas à répondre qu’il ne  » regarde pas que pour lui « , s’efforçant  » de voir avec les yeux du public « . Reste qu’en l’observant attentivement, on décèle une microvibration de l’oeil qui trahit de temps à autre l’enthousiasme propre à son goût personnel. Plus surprenant, celui qui est également DJ à ses heures perdues pointe le potentiel  » instagramable  » de certaines pièces, un réel avantage à ses yeux, démontrant par là son goût pour les nouvelles technologies. Il précise :  » Avec Instagram, tout le monde est à la fois artiste, curateur et éditeur.  »

Baron de la démocratisation

Fort d’une collection qui mêle tant Rembrandt, Kelley Walker, Juergen Teller que des skateboards ou des figurines de Godzilla, de Pury possède le profil idéal pour opérer la sélection d’un événement qui entend congédier les a priori et juger sur pièces. Il explique :  » J’aime le principe qui consiste à apprécier une oeuvre telle quelle, sans rien savoir, ni l’âge, ni la technique, ni la nationalité… ni quoi que ce soit sur la personne qui se cache derrière. C’est crucial à une époque où il est excessivement difficile pour un artiste d’accéder à une audience. Il y a là un côté de démocratie directe qui me plaît.  » L’affirmation ne surprend que peu pour ce baron polyglotte (français, anglais, allemand et italien) issu d’une famille pour le moins originale qui est souvent là où on ne l’attend pas, à l’image de sa mère qui est une spécialiste reconnue d’ikebana, cette version nippone de l’arrangement floral. Lui-même a commencé sa carrière de façon paradoxale, c’est-à-dire en tant qu’artiste, inspiré par la peinture gestuelle zen… jusqu’à ce que ses propres oeuvres  » ne résistent pas à son regard critique « . Cette vocation avortée l’a poussé à s’occuper de l’art des autres avec  » une attention d’autant plus aiguisée « .

Alors que Simon de Pury regarde une deuxième fois les images dans le but d’affiner sa sélection, on évoque avec lui la possibilité d’une éventuelle erreur de casting. Rater une future pointure ? Même pas peur : il plaide pour l’indulgence.  » Il ne faut jamais oublier que dans un premier temps le monde de l’art est passé à côté de géants comme Basquiat ou Bacon.  » Au terme d’une troisième séance d’évaluation, le verdict tombe : les jurés de l’édition 2018 auront qualifié 56 artistes sur 300 candidatures initiales. Un ratio éloquent qui prouve que l’événement répond à une logique de rigueur plutôt qu’à des impératifs commerciaux, ce qui n’est pas forcément évident à l’heure où l' » accessible  » et l' » affordable  » sont devenus des eldorados très rentables.

(1) Requins, caniches et autres mystificateurs, Jean-Gabriel Fredet, Albin Michel, 2017.

Accessible Art Fair Bruxelles, à Bozar, à Bruxelles, du 4 au 7 octobre prochains. www.accessibleartfair.com.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content