Kendell Geers, le trouble-fête

Kendell Geers, figure radicale de la scène artistique bruxelloise. © Alessandro Moggi
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Une vie en forme de guerre intérieure et une oeuvre radicale. Tel est Kendell Geers, artiste d’origine sud-africaine dont le nom est désormais tatoué à même l’espace public de la capitale.

S’il fallait identifier un artiste-condensé de la vitalité de la scène artistique bruxelloise actuelle, il y a fort à parier que ce serait la figure de Kendell Geers qui en synthétiserait le mieux les contours. Ce plasticien de 49 ans, né en Afrique du Sud mais détenteur d’un passeport belge, est une chance inouïe pour Bruxelles. Ayant fait du penser contre soi et de la perte des repères le carburant même de son travail, il livre une oeuvre profondément anti-système. Récemment exposé au Musée Van Buuren et à la Centrale Électrique (BXL Universel, jusque fin mars 2017), les soubresauts de sa production sont scrutés avec beaucoup d’attention par de nombreux curateurs. Pierre-Olivier Rollin, directeur du BPS22 à Charleroi, le connaît bien, lui qui a présenté la candidature de Geers lors de la Biennale de Venise 2015. « C’est un très grand sculpteur qui n’a pas son pareil pour modeler l’espace. Il y a une grande adéquation totale entre son propos et son langage formel. Il appartient pour moi à cette catégorie d’artistes « profanateurs ». Ceux qui empêchent de penser en rond. Kendell Geers interdit que certains sujets se transforment en tabou sous une épaisse couche de silence. Il oeuvre pour remettre le corps, la mort, le sexe, et bien d’autres choses encore, au libre usage des hommes. »

Pour comprendre cet artiste en guerre contre lui-même, le mieux est d’en passer par ses oeuvres. Déroulées au fil du temps, elles racontent un cheminement farci à la rupture, à la perte et au manque. L’itinéraire en question n’est pas seulement marqué par la mort, il est aussi celui d’une évolution qui va de la violence à la spiritualité. La première pièce à convoquer est Selfportrait (1995). De quoi s’agit-il? D’un portrait de l’artiste en tesson de bouteille. Une sorte de ready-made d’un goulot cassé d’une bouteille de bière Heineken que l’artiste a trouvé sur son chemin. L’étiquette qui subsiste dit « Imported from Holland« . Pour Geers, pas de meilleure définition de lui-même que celle-là. Il explique: « Un objet sans plus aucune qualité si ce n’est sa potentielle dangerosité. » Sud-Africain blanc né dans une famille d’Afrikaners, il a eu à quinze ans la révélation de ce que cette identité signifiait dans un régime d’apartheid. « J’ai compris que le système auquel je croyais, l’éducation de mon père, l’école, la famille, la patrie, reposait sur un socle d’oppression, toutes ces pièces mensongères me constituaient et dessinaient une vision erronée du monde« , enchaîne-t-il.

Dans la foulée de ce désenchantement, il fuit la maison de son père. Il se trouve d’autres modèles, le mouvement dada et Georges Bataille. « Puisque le progrès et la raison avaient mené à l’horreur de la Première Guerre mondiale, il fallait emprunter une autre voie. Devenir plasticien est ce que j’ai trouvé de plus éloigné de ma tradition familiale. » Dans la foulée, Kendell Geers se choisit une autre figure paternelle, Marcel Duchamp, avec laquelle il entretient une relation d’amour-haine. En témoigne une performance marquante: en 1993, lors de la Biennale de Venise, il se soulage dans la célèbre Fontaine du maître. Il pousse plus loin la logique de dépersonnalisation, en changeant de nom -son vrai patronyme étant Jacobus Hermanus Pieters Geers- et falsifie sa date de naissance, qu’il situe désormais en 1968 -en référence aux contestations étudiantes, à la mort de Duchamp et à l’assassinat de Martin Luther King.

Kendell Geers, le trouble-fête
© Thi-Tiên Trân

Sublimer la violence

Les premières oeuvres de Geers portent les stigmates de cette violente contestation. Il puise ses matériaux dans le registre sécuritaire et policier: verre brisé comme on peut les voir sur certains murets de protection, grillages, barbelés, matraques et gyrophares. Il emmène sa pratique du côté de la terreur, n’hésitant pas à balancer un pavé dans la vitrine d’une galerie et même à envisager sérieusement de faire exploser une partie d’un musée. Pendant de longues années, cette violence colle à la peau de Geers. Jusqu’à un point de non-retour. Il raconte: « En 2001, j’étais invité à Arnhem pour la Biennale du parc Sonsbeek. Le curateur était Jan Hoet dont la réputation de rebelle à l’ordre établi n’est plus à faire. J’ai été frappé par l’autorité du commissaire. Il multipliait les prises de pouvoir. J’ai voulu renverser cela en l’obligeant à se rendre chez une dominatrice sadomasochiste pour enregistrer ses cris et les diffuser dans un contexte muséal avec des mégaphones (Truth or Dare, Jan Hoet (2001), NDLR). Bien sûr, il a refusé. Je suis néanmoins arrivé à mes fins en profitant de sa vanité. Comme il passait pour celui qui osait tout, j’ai menacé de révéler sa couardise. Il l’a fait. Le résultat sur moi a été très étrange, j’ai contracté une fièvre pendant plusieurs jours qui m’a empêché d’assister au vernissage. Je me suis interrogé sur ce phénomène et en ai conclu que c’était la violence retournée à la face du dominant qui m’avait anéanti. J’ai pris la décision de ne plus créer d’oeuvre pendant une année pour, à la place, me consacrer à l’étude de la spiritualité. »

L’épisode marque un jalon dans l’oeuvre de Geers. Un an plus tard, il revient au Palais de Tokyo avec The Terrorist’s Apprentice (2002). Le pitch? Un espace délimité par de grands rideaux dans lequel les visiteurs ne pouvaient pénétrer qu’après s’être déchaussés. Au centre de la pièce: une simple allumette sur un socle protégée par une vitrine et éclairée par un faisceau de lumière vertical. Geers fait mouche, il ne renonce en rien à son discours sur la violence. Au contraire, il le transcende et lui confère une dimension universelle. Plus rien n’est désormais interdit au plasticien qui le prouve aujourd’hui en se frottant à l’espace urbain bruxellois à la faveur d’un Contrat de quartier. Il signe Melancholia, un polyèdre inspiré par la gravure éponyme de Dürer. Réalisé en partie in situ avec les habitants du Jardin aux Fleurs, ce bronze inscrit dans la durée l’éphémère parole citoyenne.

MELANCHOLIA, RUE DU GRAND-SERMENT, À 1000 BRUXELLES.

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