En images: Saype, graffeur écolo et éphémère

© Valentin Flauraud
Nicolas Bogaerts Journaliste

Entre rêverie et hyperréalisme, ses fresques géantes interpellent sur notre condition humaine et les défis auxquels elle est confrontée. Entre écologie, philosophie et réflexion sur le statut de l’artiste, Saype imprime sa marque.

Il est originaire de Belfort mais vit aujourd’hui en Suisse. Saype (contraction de « say » et « peace ») était, jusqu’il y a deux ans, infirmier. Aujourd’hui, le magazine Forbes a inclus le Français dans sa liste des 30 personnalités de moins de 30 ans les plus influentes dans le domaine de l’art et la culture. Après des graffs dans le métro et un premier ensemble de tableaux en trois dimensions, Les Aurores, saisissants acryliques sur toile et plexiglas, il s’est engouffré dans une spectaculaire série de land art éphémère: des fresques gigantesques de peintures en nuances de gris sur de larges espaces herbeux, sauvages dans les montagne ou aux abords des villages de Suisse romande. On y contemple des enfants ou des hommes d’âge mur, archétypes délivrant un message humaniste. Récemment, elles se sont installées à Genève, Buenos Aires et Paris. Sa nouvelle série, Beyond Walls, une immense chaîne de mains enlacées, vise à relier les capitales et métropoles du monde. Dans la Ville Lumière, elles sont apparues au Champ-de-Mars, avant de disparaître en quelques jours, pour réapparaître plus tard à Andorre, Chicago, Belfast ou Nairobi.

Saype a mis une année pour développer une peinture unique en son genre.
Saype a mis une année pour développer une peinture unique en son genre. « Une vraie recette de cuisine. »© Valentin Flauraud

Bouddhisme, littérature écolo et drones

« La perspective est centrale dans mon travail. Au sens propre, optique du terme, ou au sens philosophique. Dans l’hyperréalisme de la série des Aurores, je voulais laisser de l’espace à l’imaginaire, aller chercher, derrière l’écran de buée, l’impermanence du temps qui passe. Dans les séries de land art, la question de base est plutôt: est-on libre? Pouvons-nous nous dégager du déterminisme qui leste la pensée depuis le XVIIIe siècle, accepter cette part d’improbabilité qui met à mal notre système rigide et destructeur? Ma pratique du land art provient de mon besoin d’opérer un nouveau mode d’expression qui impacte davantage les gens. Quel est le sens du graffiti aujourd’hui, alors que nous sommes bouffés par l’info? Quel autre mode d’expression pour frapper les imaginaires? » La compagnie du bouddhisme, de la littérature écologique et l’arrivée des drones dans le paysage visuel mondial ont nourri ce nouvel élan: « J’ai développé une peinture totalement écologique qui me permet de peindre sur l’herbe sans la détériorer, et d’offrir l’art au regard de tout le monde. J’ai mis une année à trouver la recette, les bons liants avec les bons pigments, réalisé quantité de tests avec des basiques et de la caséine, une protéine du lait. C’est une vraie recette de cuisine qui change presque tous les ans (rires). »

J’ai développé une peinture totalement écologique qui me permet de peindre sur l’herbe sans la détériorer.

Saype à la Tour Eiffel. En bas, le Champ-de-Mars et ses mains enlacées.
Saype à la Tour Eiffel. En bas, le Champ-de-Mars et ses mains enlacées.© Valentin Flauraud

Centrale dans la philosophie bouddhiste, l’impermanence traverse le travail de Saype, dont les fresques paysagères biodégradables disparaissent au bout de quelques jours: « Tout change, tout n’est qu’une question de référentiel. L’écologie est fondamentalement en lien avec cette idée. » L’idée de l’aboutissement d’une technique écologique, qui impacte graphiquement, délivre un message et crée quelque chose dans la réalité est au coeur de la démarche de l’artiste. Réalisée au printemps dernier à Genève avec le soutien de la Ville et en partenariat avec l’ONG SOS Méditerranée, sa fresque gigantesque sur la pelouse de la Perle du lac était un hommage à celles et ceux qui viennent au secours des migrants en mer et un témoignage livré au monde: « Nos vies et nos actes sont voués à être des traces de notre passage en ce monde », poursuit Saype. « L’art crée une marque dans le réel et en s’installant dans le paysage, il agit comme une synagogue: il fait se déplacer le monde pour contempler une question centrale, ici une problématique mondiale, celle des réfugiés. » Dans la foulée des milliers de personnes sensibilisées par cette création, la Suisse s’était portée candidate (en vain) pour offrir son pavillon au navire Aquarius, figure de proue du sauvetage en mer de réfugiés.

A Genève, Saype a réalisé une fresque gigantesque sur la pelouse du Parc de La Perle du Lac en hommage aux secouristes des migrants en mer.
A Genève, Saype a réalisé une fresque gigantesque sur la pelouse du Parc de La Perle du Lac en hommage aux secouristes des migrants en mer.© Isopix

Franchir les murs

« Nous sommes dans un moment clé de l’histoire de l’humanité, celui du repli sur soi. Or, nous devons être ensemble pour répondre aux grands défis. Alors que des milliards de dollars sont dépensés pour le mur insensé de Donald Trump, l’idée, dans la continuité de Genève, c’est de créer la plus grande chaîne humaine, pour franchir les murs qui nous isolent. Je prends en photos des mains d’anonymes ou de personnalités et dans la banque de données ainsi constituée, je puise les images que je peins sur de grandes étendues, dans une centaine de villes. On part sur plusieurs mois, à travers le monde. » A Paris, en juin dernier, l’esplanade du Champ-de-Mars a été ornée de ces poignées de mains anonymes et emblématiques, au pied d’un des monuments les plus visités au monde, la Tour Eiffel. Après Andorre en juillet et Genève en septembre prochain, Saype se rendra à Chicago, Berlin, Londres, Belfast, Nairobi… et peut-être à Bruxelles. « Ces mains mêlées, qui s’affranchissent des frontières et des appartenances, le visiteur ne saura pas à qui elles appartiennent, mais elles gardent chacune la trace de leur passé dans un ensemble universel. » Cette tension entre l’individuel et le global, l’ego qui se dissout dans quelque chose de bien plus grand que lui, est évidemment questionnante pour un artiste dont le nom flotte en bannière de son oeuvre: « L’art, c’est de l’ego trip. Mais lorsque mon oeuvre disparaît au bout de quelques jours, je disparais avec elle et basta. Le reste, c’est une question d’équilibre. Et l’espoir de réaliser quelque chose qui affectera le coeur et pas la nature. J’utilise le support de l’art en ce sens: ne pas laisser une trace matérielle mais immatérielle. Observée depuis un télésiège en Valais, la tour Eiffel à Paris, au détour d’une balade dans la forêt d’Andorre, c’est une expérience qui s’inscrit dans un ensemble, qui, comme le dit Bergson, bloque un instant de vie, une impermanence. »

Lorsque mon oeuvre disparaît au bout de quelques jours, je disparais avec elle.

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