En images: le monde souillé de Paul McCarthy

Piggies, 2008
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

À 73 ans, Paul McCarthy répète une oeuvre grotesque et grimaçante qui barre la route à toute tentative d’idéaliser la condition humaine. La boue l’emportera.

Découvrir une exposition de Paul McCarthy (1945, Salt Lake City), c’est un peu comme descendre au coeur des cercles de l’Enfer tels que les a décrits Dante. Chaque salle exhibe son lot de suppliciés. Pour les beaux esprits et les tenants du bon goût, prompts à se pincer le nez, il y a là plus que l’oeil peut en supporter. En ce sens, Mixed Bag, proposition à cheval sur les deux espaces de la galerie Xavier Hufkens, ne déroge pas à la règle. Du lourd. Dès le 6 de la rue Saint-Georges, le visiteur en prend pour son grade. On pense à Paula Jones, Painted (2007-2018), une sculpture explicite, réalisée d’une pièce, qui panache fibre de verre, acier et polyuréthane. McCarthy y déploie tout son génie de l’hybridation malade, comme en témoigne une sinistre face chauve accolée au cul d’un porc. Plus largement, l’ensemble donne à voir trois personnages figés au coeur d’une étrange partouze. L’un d’entre eux, à la tête surdimensionnée, arbore un rictus grotesque. Un autre est traversé de barres de métal. Des doigts, des membres, des groins découpés baignent dans un magma rougeâtre. L’humanité est ici telle que l’a décrite Rimbaud: face à nous, ce sont bien ces « singes d’hommes tombés de la vulve des mères » qui agonisent en une boucherie aussi apocalyptique que jouissive.

Captain Ballsack, 2001
Captain Ballsack, 2001© COURTESY: THE ARTIST AND XAVIER HUFKENS, BRUSSELS FREDERIK NILSEN, LOS ANGELES

Dans la même salle, on tombe nez à nez avec Piggies, Painted (2006-2018), autre pièce à côté de laquelle le fameux « plug » de la place Vendôme semble bien lisse. On en fait le tour jusqu’à se retrouver médusé devant l’insondable énigme que constitue l’anus dilaté d’un autre cochon de l’étable McCarthy. Ce type de trou noir métaphorique obsède l’Américain depuis qu’en 1976, à la faveur d’un happening resté culte, il s’est introduit une poupée dans le rectum devant un parterre d’étudiants de l’Université de San Diego. L’une après l’autre, les salles taillent un costard à l’oncle Walt (Disney), dont les créatures souillées à la truelle semblent avoir été plongées dans l’acide, puis tronçonnées, recollées et ficelées à coups de sangles. Pas de socle bien sûr, un dispositif beaucoup trop arrogant, mais des lambeaux posés sur des sortes d’établis à roulettes maculés.

Si ce grand écoulement de boue qui aboutit à un amas dégoûtant dépasse votre imagination, il faut alors pour mieux comprendre en passer par les mots, ceux de la littérature. Louis-Ferdinand Céline est d’une grande aide. Celui du Voyage au bout de la nuit qui décrit une Afrique qui se dissout dans la pluie. Mieux encore, le Destouches de Mort à crédit, roman dans lequel le styliste de génie raconte en ces termes une traversée épique en bateau sur une mer déchaînée: « L’écume emporte, mousse, brasse, tournoye entre nous toutes les ordures… On en ravale… On s’y remet… À chaque plongée l’âme s’échappe… on la reprend à la montée dans un reflux de glaires et d’odeurs… Il en suinte encore par le nez, salées. C’est trop!… Un passager implore pardon… Il hurle au ciel qu’il est vide!… Il s’évertue!… Il lui revient quand même une framboise!… Il la reluque avec épouvante… Il en louche… Il a vraiment plus rien du tout!… Il voudrait vomir ses deux yeux… Il fait des efforts pour ça… Il s’arc-boute à la mâture… Il essaye qu’ils lui sortent des trous… Maman, elle, va s’écrouler sur la rampe… Elle se revomit complètement… Il lui est remonté une carotte… un morceau de gras… et la queue entière d’un rouget… » Get the picture? Ce réel ingurgité et dégueulé, c’est celui que nous donne à voir McCarthy. Deux toiles précisent le panorama. WS, The Creative Art of (2014) et WS, Staueism, Mosochism, Erection, Spiritual Philosophy (2014) ajoutent au maelström à travers le collage -des bribes de magazines pornographiques et pas des moindres- et une peinture étalée à l’acrylique sans la moindre complaisance.

Paula Jones, 2007
Paula Jones, 2007© COURTESY: THE ARTIST AND XAVIER HUFKENS, BRUSSELS FREDERIK NILSEN, LOS ANGELES

Au 107 de la même rue, l’autre antenne de Xavier Hufkens, le carnage reprend de plus belle, notamment à travers une installation équestre qui règle son compte une fois pour toute à l’héroïsme. Monumentale, la pièce qui porte le nom de Oval Office (2015-2019) fait allusion au sculpteur Frederic Remington (1861-1909), célèbre pour ses tableaux et ses bronzes représentant l’Ouest américain typique, avec ses cow-boys, ses Indiens et sa cavalerie. Enfin, à travers des photographies et deux vidéos de 95 minutes, McCarthy dynamite la mythologie du western. On retient surtout les séquences filmées dans lesquelles l’intéressé renoue avec le performeur en lui, soit son ADN artistique -pour rappel, au début de sa carrière, son corps était son pinceau et ses fluides corporels sa peinture à l’huile. Le plasticien américain y incarne une sorte de Donald Trump tenant à peine debout dans un univers alcoolisé où le langage relève plus du borborygme que de la communication.

White Snow Dwarf Head 5 Original, 2010-2018
White Snow Dwarf Head 5 Original, 2010-2018© COURTESY: THE ARTIST AND XAVIER HUFKENS, BRUSSELS FREDERIK NILSEN, LOS ANGELES

On s’en doute: il n’y a aucune chance pour que les opposants de McCarthy fassent la paix avec lui. L’homme est définitivement irrécupérable, lui dont les critiques déplorent la scatophilie et la copromanie. Il reste que celui qui a commencé sa carrière avec des Dragster Cars Paintings développe une oeuvre sans concession, déployée avec rigueur sur une vaste période, et nécessaire en ce qu’elle tend un miroir à une société gagnée au spectacle et à la marchandisation. Ce jardin des délices à la fois grotesque et grimaçant s’avère libérateur car il produit de l’inassimilable et du banni dans un monde qui, comme l’écrivait Nicolas Bourriaud, est « hanté par le spectre de l’improductif et du non rentable, en guerre contre les êtres et les choses qui ne seraient pas au travail ou en mouvement pour le devenir« . On le sait, à travers la dyslexie et la dyscalculie, McCarthy a fait l’expérience de cette résistance à la mise au pas idéologique en son corps, lui qui a grandi dans le dogme mormon. N’essayez pas de le réduire au silence, il est celui qui dit l’horreur inextinguible et fondatrice de la condition humaine. Aucune réalité artificielle, ni en Floride, ni dans l’Utah, n’y changera quoi que ce soit.

Paul McCarthy: Mixed Bag: Xavier Hufkens, 6 et 107 rue Saint-Georges, à 1050 Bruxelles. ****(*)

Jusqu’au 25/05. www.xavierhufkens.com

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