Critique scènes: Tennessee post-MeToo

Un tramway nommé Désir, de Salvatore Calcagno © Vutheara Kham
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Salvatore Calcagno s’attaque au classique américain de Tennessee Williams Un tramway nommé Désir, créé au Théâtre de Liège. S’il est difficile d’oublier le spectre de Marlon Brando, le jeune metteur en scène imprime sa patte à ce chef-d’oeuvre qui prend un autre éclat à l’ère post-MeToo.

Il fallait du culot pour escalader un tel sommet. Mais Salvatore Calcagno en a, définitivement, lui qui s’est affirmé comme jeune prodige à peine sorti de l’école, dès son autobiographique La Vecchia Vacca, couronné du Prix de la Critique de la meilleure découverte en 2013, déjà. Pour cette coproduction annuelle des Centres dramatiques de la Fédération Wallonie-Bruxelles, il a décidé non pas de créer de toutes pièces mais de s’emparer d’un classique, comme il l’avait fait pour La Voix humaine de Cocteau. Son choix s’est porté sur un texte américain de 1947, Un tramway nommé Désir.

En 1947, le monde se remettait de ses blessures. Aux USA, les six millions de femmes qui avaient été invitées à participer à l’effort de guerre, remplaçant au sein de l’industrie de l’armement les hommes envoyés au front, stimulées par Rosie la Riveteuse, bandana à pois, remontant sa chemise pour dévoiler son biceps sur le slogan « We Can Do It » (avant Nike, avant Obama), ces femmes étaient priées de rentrer gentiment dans leurs foyers pour laisser la place derrière les machines aux soldats démobilisés et « back home ».

Un tramway nommé Désir, de Salvatore Calcagno
Un tramway nommé Désir, de Salvatore Calcagno© Vutheara Kham

Dans ce contexte, la pièce de Tennessee Williams dressait le portrait tout à fait significatif de deux femmes, deux soeurs: Blanche et Stella Dubois. Cette dernière a quitté sa famille et le domaine de Belle Rêve pour vivre à La Nouvelle-Orléans et a épousé Stanley (à tout jamais immortalisé par Marlon brandon, révélé au cinéma grâce à l’adaptation d’Elia Kazan), un ouvrier d’origine polonaise aussi attirant qu’impulsif et violent. Enceinte de leur premier enfant, Stella subit les coups, mais qu’a-t-elle comme alternative, en tant que brave épouse qui doit demander de l’argent à son mari pour sortir s’amuser un peu? Blanche, elle, celle par qui tout arrive, est ce qu’on pourrait appeler en 2020 « une sorcière »: célibataire sans enfants après un mariage qui a tourné au drame, c’est une mangeuse d’hommes, prétentieuse, menteuse, pathétique, forcée de s’accrocher à n’importe qui pour sortir de son naufrage tout en tentant de sauver les apparences.

Le choix de Calcagno de confier le rôle de Blanche à la fidèle Sophia Leboutte (donnant déjà de la voix dans La Vecchia Vacca, portant seule sa Voix humaine) est audacieux: alors que le personnage est censé avoir la trentaine dans la pièce (Vivien Leigh, oscarisée, en avait 38 à la sortie du film), la comédienne est clairement plus âgée. C’est qu’en 2020, une trentenaire célibataire qui devrait se cacher dans l’obscurité du soir pour ne pas trahir son âge face à un fiancé potentiel ne serait heureusement plus très crédible. Et puis Sophia Leboutte a les épaules pour endosser la double face de Blanche, aussi irritante que pitoyable, se vantant d’améliorer le taudis où vit sa soeur à coups de parfum et de lanterne chinoise (c’est plus ou moins tout ce qui est en son pouvoir), accaparant la salle de bains pour « calmer ses nerfs » et au final elle aussi victime de Stanley, ne trouvant plus de porte de sortie que dans la folie. De la docile Stella (Marie Bos) ou de l’impétueuse Blanche, qui a le sort le plus enviable? Toutes deux ont une vie cadenassée.

Un tramway nommé Désir, de Salvatore Calcagno
Un tramway nommé Désir, de Salvatore Calcagno© Vutheara Kham

Dans la noirceur globale de ces deux destins, Calcagno n’oublie pas de soutenir les touches d’humour présent dans le texte (notamment à travers le couple des voisins incarnés par Réhab Mehal et Pablo-Antoine Neufmars) et d’y glisser cette touche de sublime kitsch dont il a le secret sur de la pop italienne des années 80. Ti sento, du groupe Matia Bazar, résonnera aux oreilles bien après le final désincarné, déstabilisant mais déchirant.

Un tramway nommé Désir: jusqu’au 25 janvier au Théâtre de Liège, du 28 janvier au 1er février à l’Atelier Théâtre Jean Vilar à Louvain-la-Neuve, du 11 au 13 février au Théâtre le Manège à Mons, du 21 au 30 avril au Théâtre Varia à Bruxelles, les 6 et 7 mai au Théâtre de Namur.

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