Critique scènes: Le théâtre, ses autres et moi

Éloge de l'altérité
Nicolas Naizy Journaliste

Dans sa conférence-spectacle Éloge de l’altérité, la metteuse en scène Isabelle Pousseur nous partage ces rencontres qui font le théâtre. Théorique en apparence, cette traversée délicate d’un art du partage parvient à faire jaillir la lumière sans cesse renouvelée de la création au crépuscule redouté d’une carrière.

Cela aurait pu être professoral, académique. Une « conférence théâtrale et musicale » intitulée Éloge de l’altérité aurait de quoi laisser dubitatifs les allergiques à la forme conférencière vue et revue au théâtre ou les rétifs au théâtre « prise de tête ». Pourtant, si c’est bien au « partage d’une pensée » que nous convie Isabelle Pousseur, ce n’est pas au pupitre d’un amphithéâtre mais dans ce qui pourrait être son salon. Après tout, le théâtre Océan Nord est sa maison de théâtre, un lieu que la metteuse en scène a gardé ouvert et bien vivant malgré les vicissitudes du pouvoir subsidiant, convaincue qu’un théâtre ouvert sur la création intime, sensible, léchée avait pleinement sa place dans ce coin de Bruxelles populaire entre la bouillante et foutraque place Liedts et le quartier Louis Bertrand à Schaerbeek.

C’est donc dans un salon -cosy- de circonstance que vont se dérouler une série d’entretiens menés par Bogdan Kikena avec l’hôtesse du jour. Au fil de leur conversation complice, ils s’engagent à passer en revue les multiples altérités rencontrées par un(e) metteur(e) en scène dans son travail. Pour celle qui nous reçoit, « le metteur en scène n’est rien sans les autres« , ces rencontres multiples: avec un auteur -à travers le texte mais aussi son vécu, sa biographie-, avec des comédiens -leur jeu, leur expérience, altérité « sans laquelle rien ne se passe« -, avec des personnages -leur histoire, leur inconscient- et, enfin, avec les spectateurs, confrontation ultime. De ce point de départ très théorique, Isabelle Pousseur va partir de ses souvenirs de travail, de ses lectures (Gilles Deleuze, Baptiste Morizot…) pour illustrer ce théâtre qui consiste « à faire coexister ses altérités ». Et de nous replacer, nous spectateurs, dans les coulisses de la création, mais plus encore dans l’arrière-cuisine de sa réflexion, son besoin de temps, nous rappelant au passage combien la mise en scène est une aventure humaine complexe, affective, violente parfois, enrichissante toujours. Pédagogue enrichie de ses voyages théâtraux en terres africaines, celle qui se retrouve exceptionnellement cette fois sur scène se fait passeuse d’une réflexion riche sur l’art du jeu et de se mettre en jeu.

Éloge de l'altérité
Éloge de l’altérité© Michel Boermans

En musique et complicité

Mais Isabelle Pousseur ne serait pas la metteuse en scène de talent qu’on connaît si elle ne réussissait pas à ponctuer cette discussion de pointes d’humour, de faux imprévus. Mélomane avertie, elle confie au pianiste Jean-Luc Plouvier, qui du jazz de Monk aux études de Philip Glass, en passant par Bach, Vivaldi ou Schumann, la tâche de ponctuer avec délicatesse et complicité la démonstration. Et que serait le théâtre sans les acteurs; tour à tour animateurs, observateurs, lecteurs et illustrateurs (via les mots de Bernard-Marie Koltès ou Vassili Grossman) de ce qui se dit, Chloé Winkel, Paul Camus et Francesco Italiano sont ici les passeurs d’une démonstration par l’exemple, nous ramenant au principe de l’interprétation. Car ici, tout se joue tout autant que tout se partage. Et lorsque tout semble se passer comme annoncé, il y a toujours cette surprise qui jaillit, à l’instar de l’ultime tableau de cette passionnante traversée de trois heures (avec entracte) qui nous recentre sur le vécu d’une grande dame de théâtre, ses doutes, ses craintes. Il nous rappelle aussi combien le théâtre, derrière tout l’amour qu’on porte aux mots et aux textes, est un investissement du corps, capricieux, imprévisible. Spectacle chaleureux, intelligent, passionnant -qui fera date dans l’histoire du théâtre francophone belge-, cet Éloge de l’altérité nous réunit autour d’un amour de la scène et de ces incroyables expériences humaines que sont la rencontre et le partage.

Éloge de l’altérité, d’Isabelle Pousseur. Se joue encore du 22 au 24 octobre au Théâtre Océan Nord. www.oceannord.org. Le texte du spectacle est en vente à la sortie du spectacle.

Altérités et féminités

Et je voulais ramper hors de ma peau...
Et je voulais ramper hors de ma peau…© Michel Boermans

Comme l’avait été en 2018 le festival Mouvements d’identité (qui nous avait fait découvrir le formidable Final Cut de Myriam Saduis toujours en tournée), Mouvements d’altérité, qui ouvre la saison de l’Océan Nord, concentre des créations -dont Éloge de l’altérité– qui explorent les multiples les figures de l’autre: les personnes âgées avec Home de Magrit Coulon ou cet(te) autre en nous avec Jaz de Djo Ngeleka d’après l’auteur ivoirien Koffi Kwahulé. Dans Et je voulais ramper hors de ma peau…, les comédiennes Valentine Gérard et Francine Landrain nous invite à un étrange sabbat de celles qu’on a appelées les sorcières, de ses figures féminines qui ont été mises au bûcher (parfois au sens propre) pour leur différence, leur manière d’être au monde. Celles qu’on a qualifiées de bipolaires, hystériques (terme soutenu médicalement dès le XIXe siècle), folles… Dans un puzzle de références, de saynètes, de textes, de transformations, les deux interprètes, accompagnées du musicien David Costenaro, nous donnent à voir et à entendre les « autres » au féminin, les hommes les ayant pour la plupart effacées, mises à la marge. Dans un joyeux bordel, le spectacle nous déstabilise autant qu’il nous rattrape dans son choix de textes particulièrement percutants et poignants, resserrant les boulons de son laboratoire constant en stoppant le trop-plein d’énergie par des moments d’arrêt apaisants. À la manière d’une cérémonie chamanique, la performance tient aussi du rite de passage transgénérationnel, une transmission aux filles d’aujourd’hui au point d’orgue magnifique, qui nous a pris à la gorge.

  • Et je voulais ramper hors de ma peau…, de Valentine Gérard et Francine Landrain avec la collaboration de Stéphane Arcas. Du 19 au 24 octobre au Théâtre Océan Nord. www.oceannord.org

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