Anges et démons

La version d'Angels in America de Philippe Saire, sculptée par la fumée et la lumière. © Philippe Weissbrodt
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Restée quelque temps dans les limbes, Angels in America, pièce qui a valu un prix Pulitzer à Tony Kushner en 1993, revient en force. Cette « fantaisie gay sur des thèmes nationaux » semble aujourd’hui prémonitoire sur bien des points.

Situé en contrebas de la rue de Genève, au-delà de l’esplanade du Flon, Arsenic est le centre d’art scénique contemporain de Lausanne. En ce dernier soir de novembre, il accueille Angels in America, monté par le chorégraphe du cru Philippe Saire, une production de passage tout prochainement au théâtre des Martyrs à Bruxelles (1). Simultanément, le collectif Olympique Dramatique, basé à Anvers, tourne avec sa propre version qui s’arrêtera au KVS (2), quand la Comédie-Française s’apprête à accueillir la mise en scène du cinéaste Arnaud Desplechin. Mais que se passe-t-il avec cette pièce écrite au début des années 1990 et qui s’ancre dans la communauté gay new-yorkaise au milieu des années 1980, aux débuts de l’épidémie de sida?

« Je pense que la raison pour laquelle cette pièce nous touche tant aujourd’hui est liée au contexte politique actuel, avance Stijn Van Opstal, copilote, avec Tom Dewispelaere, d’Olympique Dramatique. C’est comme si un cycle se répétait. Dans l’épilogue du texte original, que nous n’avons pas gardé dans notre adaptation (NDLR: la pièce de Kushner, en deux parties, dure plus de six heures; l’adaptation d’Olympique Dramatique, quatre; deux heures et demie pour Philippe Saire; et trois prévues pour Desplechin), deux des personnages imaginent, pleins d’espoir, le futur proche. Ils parlent de la chute du mur de Berlin, de la perestroïka, du conflit entre Israël et la Palestine, de la Yougoslavie… La présidence de Ronald Reagan est derrière eux et ils envisagent l’avenir comme une ère remplie de possibilités. Aujourd’hui, nous sommes après leur futur et, d’une manière assez effrayante, c’est comme si nous étions revenus à cet endroit dont nous pensions nous être échappés. »

Les deux personnages en question sont Prior et Louis, qui forment un couple au début de la pièce. Leur union est mise à mal lorsque le premier révèle au second qu’il est porteur du sida et que son état se dégrade sévèrement. Hospitalisé, il est visité par un ange « asexué, ou plutôt multisexué » (dixit Stijn Van Opstal) qui le charge d’une mission en tant que prophète. Leurs parcours croisent ceux d’un autre couple, hétérosexuel celui-là, et mormon: Harper, femme au foyer accro au Valium et sujette à des hallucinations, et Joe, conseiller à la Cour d’appel fédérale que l’avocat très haut placé et peu scrupuleux Roy Cohn souhaiterait envoyer à Washington. Dans une succession de scènes courtes dont certaines s’entremêlent volontairement, il est question d’amour et de mort, de racisme et de culpabilité, de ce que l’on veut être ou faire croire que l’on est et ce qu’on est vraiment. « Le sujet était révolutionnaire à l’époque de la création, affirme Stijn Van Opstal. Kushner écrit sur le gay empowerment au moment où Reagan essayait de culpabiliser la communauté homosexuelle en considérant le sida comme une sorte de punition divine. »

Le danseur américain Darryl E. Woods, dans la version d'Olympique Dramatique.
Le danseur américain Darryl E. Woods, dans la version d’Olympique Dramatique.© Kurt Van der Elst

Sous-texte incarné

« Je ne voulais pas faire du théâtre pour faire du théâtre: je voulais monter cette pièce », déclare avec enthousiasme Philippe Saire (Etude sur la légèreté, Vacuum), à l’issue de la représentation à Lausanne, où l’humour était aussi bien présent. En montant Angels in America, dont il a d’abord découvert l’adaptation en minisérie sur HBO (avec, entre autres, Al Pacino, Meryl Streep, Emma Thompson et Mary-Louise Parker), le chorégraphe vaudois s’attaque pour la première fois à un vrai texte théâtral, non sans y glisser une approche particulière du mouvement. « Dans le travail avec mes étudiants en formation de comédiens à la Manufacture (NDLR: Haute école des arts de la scène à Lausanne), je me suis attaché à essayer de trouver des ponts entre le texte et le corps, explique-t-il. Petit à petit s’est développée une sorte de protocole où on s’interroge d’abord sur le sous-texte de la pièce, sur ce que les personnages ont envie de dire derrière ce qu’ils disent. A partir de cela, on met le texte de côté et on écrit une partition physique très précise que l’on replace ensuite dans le texte. » En résultent des passages où le théâtre devient dansé, sans recherche de virtuosité mais avec une superposition de sens. Ainsi, les rapports de domination apparaissent dans un duo de marionnette-manipulateur, ou la tendresse s’introduit en sous-couche dans une scène de rupture à l’issue violente.

Pour monter son équipe, Philippe Saire a d’ailleurs fait appel à trois de ses anciens étudiants à la Manufacture – Adrien Barazzone, excellent dans le rôle de Louis, Pierre-Antoine Dubey et Baptiste Morisod -, familiers de sa méthode. On retrouve aussi dans l’équipe le prometteur Jonathan Axel Gomis, formé à Bruxelles à l’Insas, dans le rôle de Belize, infirmier afro-américain et ancien travesti. Dans la production d’Olympique Dramatique, Belize est porté par l’Américain Darryl E. Woods, danseur vu chez Alain Platel et Sidi Larbi Cherkaoui, séropositif, 60 ans aujourd’hui. « Il vivait à New York dans les années 1980, confie Stijn Van Opstal, il a vu tout cela se passer. Noir, gay, artiste, il a réussi à trouver ici une manière très personnelle de faire face à ces différentes vulnérabilités dans la société. Ce n’est pas un activiste, mais un pacifiste. »

Avec ses protagonistes en lutte intérieure et son ange réac, Angels in America fait écho aux exclusions et aux rejets contemporains. A travers le personnage d’Harper, la pièce introduit aussi des thèmes hyperactuels comme la place de la femme et les menaces sur l’équilibre de la planète, à travers le thème alors aigre de la destruction de la couche d’ozone. « La peau brûle, les oiseaux deviennent aveugles, les icebergs fondent. Ce sera bientôt la fin du monde », déclare-t-elle. « Il y a comme deux courbes dans la pièce. La première partie, c’est un effondrement, constate Philippe Saire. Les relations s’écroulent, les personnages tombent malades. La deuxième partie tend vers une reconstruction un peu improbable, comme avec cette mère mormone qui s’occupe d’un homosexuel sidéen. Parce que s’il y a des solutions, elles ne se trouvent peut-être pas dans ce à quoi on est habitués. »

En pratique

(1) Angels in America: du 6 au 14 décembre au Théâtre des Martyrs à Bruxelles.

Retrouvez la critique détaillée de la version de Philippe Saire sur le site de focus.levif.be

(2) Angels in America: du 14 au 17 janvier 2020 au KVS à Bruxelles.

(3) Angels in America: du 18 janvier au 27 mars 2020 à la Comédie-Française, à Paris.

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