Ai Weiwei, déclaration des doigts de l’homme

Ai Weiwei © Gao Yuan
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Le plasticien et dissident politique chinois Ai Weiwei débarque à la Royal Academy de Londres avec une rétrospective « bigger than life ». Un événement majeur et salutaire qui soude l’art au réel.

Qu’on se le dise: Ai Weiwei appartient incontestablement au cénacle des artistes contemporains majeurs. Il est l’égal d’un Damien Hirst, d’un Jeff Koons, d’un Anish Kapoor -on pense tout particulièrement au Kapoor de Taratantara, célèbre pièce de 35 mètres de longueur installée dans le Baltic Center à Gateshead en Angleterre. Comme eux, Ai déploie une pratique artistique spectaculaire, « bigger than life » comme disent les Anglo-Saxons, de celles qui racolent large. La plupart de ses oeuvres affichent des proportions géantes qui submergent le spectateur, le frappent de stupeur, le questionnent dans son être. Cette approche mégalomane contribue clairement à son succès. Le tout mis en branle par une armée de collaborateurs au sein d’un studio.

Quiconque visite la rétrospective que lui dédie en ce moment la Royal Academy of Arts de Londres en prend la mesure dès les premiers pas dans la cour extérieure du bâtiment, l’Annenberg Courtyard. Tree laisse comme deux ronds de flan. A côté de ce dispositif, tout être humain doté d’une conscience prend la mesure de son insignifiance. L’oeuvre se présente comme une installation répartie en huit arbres « recréés » de sept mètres de haut. Ceux-ci sont composés de morceaux de bois qu’Ai a achetés sur différents marchés du sud de la Chine. A l’origine, ces arbres se trouvaient sur les montagnes. Son intervention a consisté à imaginer ce que ces arbres seraient devenus si la main de l’homme, ou la nature elle-même, n’avait pas interrompu leur développement. Preuve de son caractère imposant, elle a nécessité une importante campagne de crowdfunding pour voir le jour -près de 125 000 livres ont été levées auprès de généreux donateurs à travers le monde. L’oeuvre est emblématique de deux dimensions qui traversent le travail d’Ai Weiwei, à savoir l’obsession pour la destruction et le besoin d’apporter une forme de réparation au monde.

Dropping a Han Dynasty Urn, 1995.
Dropping a Han Dynasty Urn, 1995.© Ai Weiwei

Mais il y a plus. Ces éléments disparates formant un tout cohérent ont également été comparés aux différentes populations unifiées artificiellement par l’Etat pour promouvoir une Chine souveraine forte d’un vaste territoire. Au milieu de cette forêt reconstituée: un banc en marbre. On aurait vite fait de passer à côté. Ce serait dommage car celui-ci est indispensable pour la compréhension de l’installation. Cet objet précieux renvoie directement à la dynastie Ming et à son goût pour le raffinement. Un raffinement qui se plaisait à donner une dimension d’exclusivité aux objets les plus triviaux. Face à ces arbres nus, contraints et tourmentés par la vie, la place marmoréenne qui ne souffre aucune aspérité revient aux nantis. Ils s’y installent en spectateurs indifférents aux souffrances du monde. Une place, aussi vide que vaine, qui se transmet le plus souvent de père en fils.

C’est presque plus fort que lui, Ai Weiwei ne peut s’empêcher de conférer une résonance politique à ses oeuvres, écorchant les puissants au passage. C’est sans doute ce qui distingue le Chinois des autres artistes majeurs cités plus hauts dont le travail heurte une partie du grand public qui ne s’y retrouve pas. Egalement monumentaux et résultant du travail d’une équipe au sein de laquelle les artistes se « contentent » de générer des concepts, le kitsch d’un Jeff Koons ou le cynisme d’un Damien Hirst -tout comme Ai, ce dernier se revendique de l’héritage de Marcel Duchamp- apparaissent comme dérisoires, simples hochets destinés à divertir le marché et à alimenter la spéculation. Il n’en va pas de la même façon avec Ai Weiwei dont la démarche est risquée. Pour chaque coup de griffe adressé au pouvoir, le plasticien doit en répondre de sa personne. Et chaque atteinte à sa personne débouche sur une nouvelle oeuvre qui pointe davantage l’arbitraire du gouvernement chinois à la face du monde en un interminable jeu de touche-touche. C’est toute la grandeur d’Ai Weiwei: il ne se tait pas face à la machine qui broie.

Devant la Royal Academy de Londres
Devant la Royal Academy de Londres© Philippe Cornet

Ai of the Tiger

Né en 1957 à Beijing, Ai Weiwei a la dissidence qui lui coule dans les veines. Son père, Ai Qing (1910-1996), n’y est pas pour rien. Estampillé « ennemi du peuple », ce poète et intellectuel a connu l’enfer des camps de travail où il fut envoyé un an après la naissance de son fils en raison de critiques adressées au régime. C’est donc dans un camp de rééducation qu’Ai Weiwei a grandi jusqu’à 17 ans, dans une ferme perdue de la province du Xinjiang. Le spectacle des humiliations quotidiennes endurées par son père a nourri son engagement politique. Lequel engagement a connu une période de latence. En effet, lorsque sa famille revient à Pékin, Ai Weiwei s’est carrément détourné de la politique. Après avoir participé au mur du quartier de Xidan -celui qui fit place aux fameux « dazibaos » en faveur de l’avènement de la démocratie- et mesuré les risques -quinze ans de prison pour Wei Jingsheng, l’initiateur du projet-, l’artiste ressent un profond dégoût pour la politique.

C’est ce sentiment qui le pousse à quitter son pays pour les Etats-Unis en 1981. Pendant douze ans, Ai y vit de petits métiers -charpentier, peintre en bâtiment…- et y fait la connaissance d’Allen Ginsberg, le poète de la Beat Generation. Il revient en 1993 pour retrouver son père malade. Il se met alors à développer une oeuvre provocatrice peu complexe qui, avec le recul, est sans doute la moins convaincante. Il reste qu’elle contient les germes de la profonde dissidence à venir. On pense à une photo comme Juin 1994 qui donne à voir une jeune femme soulevant sa jupe, un peu comme Marilyn Monroe dans Sept ans de réflexion, devant un portrait de Mao place Tiananmen. Idem pour Etude de perspective (1995-2003), suite de « doigts d’honneur », plutôt adolescents, effectués devant la Tour Eiffel, le Capitole ou encore la porte de la Paix Céleste à Beijing. Certes considéré comme turbulent, Ai Weiwei n’est alors pas pour autant sur la liste noire du gouvernement chinois qui l’autorise à endosser le rôle de conseiller artistique pour le cabinet d’architecture suisse Herzog & de Meuron lors des Jeux Olympiques d’été en 2008.

Table and Pillar, 2002.
Table and Pillar, 2002.© Ai Weiwei

Cette même année 2008, au mois de mai, va marquer un tournant dans la vie et l’oeuvre d’Ai. Un tremblement de terre d’une importante magnitude se produit dans la province du Sichuan. Le bilan est lourd: 70.000 tués, 18.000 disparus, 374.000 blessés (1) et d’innombrables constructions détruites. Le plasticien, qui est aussi architecte, n’ignore rien des normes sismiques en matière de construction vraisemblablement passées sous silence en raison de petits arrangements entre potentats locaux. Ai ne se prive pas pour dénoncer cette situation, une prise de position qui le range définitivement dans la catégorie des ennemis du gouvernement. Cela lui vaudra en vrac: interpellations, inculpations, détentions, interrogatoires pour le moins musclés, assignations à résidence… Bref, le cortège habituel des humiliations en terre autoritaire. En réponse, Ai Weiwei va se servir des moyens technologiques actuels -blog, compte Twitter, appareil photo digital…- pour consigner les moindres faits et gestes de son quotidien artistique et intime.

Nulle pauvreté

Si certains journalistes ont reproché à Ai Weiwei une certaine « pauvreté artistique des oeuvres exposées » (2), la rétrospective de la Royal Academy dissipe totalement ce malentendu. C’est tout particulièrement évident avec Straight (2008-2012), oeuvre qui puise ses racines dans la catastrophe du Sichuan. Cette pièce imposante occupe une salle entière de la vénérable institution londonienne. Elle résulte d’un travail d’enquête et de collecte étalé sur quatre ans qui se donne sous la forme d’une installation composée de 90 tonnes de barres d’armatures en acier rouillées provenant des écoles de l’Etat -dont les normes de construction laissaient particulièrement à désirer. D’une incroyable sobriété, Straight n’est rien moins qu’un mémorial d’un genre unique. Pour le mettre sur pied, Ai a fait venir clandestinement cet impressionnant amas de tiges métalliques tordues dans son studio de Beijing. Des ouvriers ont été mis à contribution pour redresser les barres en question. Ai, redresseur de torts? Peut-être. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que cette oeuvre place le Chinois du côté d’un Christian Boltanski. Soit, du côté de l’un de ces artistes effectuant un travail de mémoire salutaire. A l’heure où l’on tourne les pages spectaculaires des désastres avec une facilité incroyable, ce travail de longue haleine fait sens en établissant une équivalence inédite -corps broyés en un instant versus matériaux collectés sur quatre ans. Il y a un aspect de rédemption, aussi impossible soit-elle, dans cette oeuvre. Un improbable salut doublé d’une forte résistance voit le jour: en ramenant les barres métalliques à leur état premier, Ai remonte le cours du temps. Deux tableaux avec les noms d’une partie des victimes bordent cet émouvant tapis métallique. Des noms qui, bien sûr, n’ont pas été fournis par les autorités: ils proviennent de la recherche menée par Ai Weiwei et un réseau de bénévoles activé par ce dernier.

Remains, 2015.
Remains, 2015.© Ai Weiwei

D’autres oeuvres de l’exposition sont remarquables. Ainsi de Surveillance Camera (2010), soit une caméra de surveillance figée dans le marbre. Celle-ci évoque tout à la fois le séjour d’Ai en centre fermé et un souci formel remontant à la dynastie des Ming. Le fil rouge n’est autre qu’un certain exercice du pouvoir qui se perpétue à travers les âges. Celui-là même qui ne se soucie guère des individus. On pense également à une oeuvre plus récente, Remains (2015), qui se présente sous la forme de pièces en porcelaine. Celles-ci sont la réplique exacte d’ossements retrouvés dans le camp de travail de la province du Xinjiang par lequel est passé le père de l’artiste. Ces maigres restes sont les dernières traces de la souffrance de milliers de personnes passées sous les roues de la répression exercée par Mao. Aussi fragiles soient-ils, ils disent que la vérité peut toujours refaire surface. A condition qu’un homme, un seul, ait le courage d’opposer un doigt, le majeur de préférence, aux systèmes qui voudraient canaliser la vie multiplie en un sens unique.

(1) SELON WIKIPÉDIA.

(2) EN PARTICULIER LEJOURNALISTE VINCENT HUGUET DE L’HEBDOMADAIRE MARIANNE.

Ai Weiwei, Royal Academy of Arts, Burlington House, Piccadilly, à Londres. www.royalcadaemy.org.uk Jusqu’au 13/12. Eurostar vous permet d’arriver en plein centre de Londres à partir de Bruxelles en moins de 2h. Classe Standard à partir de 86 euros aller-retour. 2 FOR 1: sur simple présentation du billet Eurostar, chaque client bénéficie de 2 entrées pour le prix d’1 dans huit des plus grands musées londoniens.

Trois questions à Adrian Locke

CURATEUR À LA ROYAL ACADEMY OF ARTS.

Adrian Locke
Adrian Locke© DR

Quelle est l’importance d’Ai Weiwei pour l’art contemporain?

Son importance est cruciale. Trop de gens ont voulu la négliger en se basant pour cela sur le discours officiel du gouvernement chinois. Il reste que la synthèse qu’il a opérée entre l’art occidental et la tradition chinoise est fascinante, il est passé de pièces intimistes de peu de portée à des réalisations incroyablement ambitieuses.

Qu’est-ce qui vous a impressionné le plus en travaillant avec lui sur cette exposition?

Incontestablement sa capacité à appréhender l’espace… sans même l’avoir expérimenté directement. Il faut savoir que n’ayant plus de passeport, Ai Weiwei a dû concevoir toute l’exposition à distance. Bien sûr, son background architectural l’a aidé mais il y a quelque chose de plus chez lui, une sorte d’instinct spatial.

Quelle étiquette lui apposeriez-vous? Artiste conceptuel?

Ai est un cas complexe. D’un côté, il y a, de fait, toute une part conceptuelle de son travail mais de l’autre, il y a énormément d’histoires, de vécu, capturés dans ses oeuvres. Ses pièces renferment énormément de travail et d’artisanat, ce qui génère une dimension esthétique indéniable à laquelle Ai est particulièrement sensible. Elle fait partie de son histoire. L’ensemble se traduit par une oeuvre polysémique. Bien sûr, la lecture politique s’impose mais il est également possible d’aller au-delà de cette interprétation.

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