22 mars 2016, un an après: l’art comme guérison

© Amira Daoudi

Témé Tan, Philippe Sireuil, Denis Meyers, Mathieu Burniat, Mohamed Ouachen ou encore Amira Daoudi… Une quinzaine d’artistes bruxellois reviennent en mots, en images et en émotions sur les attentats qui ont frappé la capitale il y a un an.

>> L’édito de Laurent Raphaël: Chronique d’une année noire.

Éric Lambé

Le dessinateur a remporté le Fauve d’Or du meilleur album au dernier festival d’Angoulême avec Paysages après la bataille, sur scénario de Philippe de Pierpont (Actes Sud/Freemok).

22 mars 2016, un an après: l'art comme guérison
© Éric Lambé

Emmanuel Régniez

Emmanuel Régniez est un écrivain français qui vit désormais à Bruxelles. Son premier roman Notre Château est paru récemment aux éditions du Tripode.

Tout est calme et tranquille. On ne voit rien. Ça passe et on ne voit rien d’anormal. On est pris dans son quotidien. Dans ses petites affaires. Ses affaires du matin. D’un matin comme tous les autres. D’un matin avec la bousculade du matin. Un matin avec son visage dans la glace. Un matin où on se dit que l’on a une sale tête. Un matin où l’on fait rapidement le bilan de sa vie. On se dit c’est ça une vie: une suite de jours. Oui, une longue suite de jours sans saveur, dont il ne restera rien. Un matin comme tous les autres, simple. Les objets familiers sont à leur place. Prendre une douche. Le petit-déjeuner. S’occuper des enfants. Préparer le départ. Il est temps de partir. Un matin où on est pris dans ses pensées, ses envies, ses désirs, ses contraintes, ses rêves, ses obligations. Un matin normal. Tout est calme et tranquille. Un matin banal. On est chez soi. On va et on vient. On fait des gestes familiers. On fait des gestes de tous les jours. Des gestes pour soi. Sans même y penser. Sans plus y penser. Se passer la main dans les cheveux. Se gratter le bras. Siffloter. Se gratter les fesses. Porter ses doigts à son nez. Se curer les dents avec son ongle. Renifler bruyamment. On est dans sa solitude. Bien épaisse. Sans bruit. On est chez soi. On va et on vient. On fait des gestes familiers. Sans même plus y penser. Et on veut sortir de l’ordinaire. On veut sortir du banal, du quotidien. On veut sortir de la banale banalité de la vie quotidienne. On veut de l’aventure, de la grande aventure. On veut que quelque chose se passe. Enfin. En fin. On veut, on en veut, on en rêve. Mais tout est calme et tranquille. On veut, on voudrait mais tout est calme et tranquille. Ça commence comme ça. Personne ne sait. Personne ne sait ce qui va arriver au juste. Personne ne sait. Personne ne sait ce qui va suivre. Personne ne sait. Personne ne sait parce qu’il ne se passe rien. Qu’il ne se passe encore rien. Pas encore. Tout est calme et tranquille. Ça commence comme ça. Ça passe. Tout est calme et tranquille. Ça passe. On ne voit rien d’anormal. On est assis devant sa table. On mange du pain beurré. On boit du café, posément, en regardant devant soi. On prend son temps. On a tout son temps. Une journée qui commence sans obligations, sans contraintes, si ce n’est de la mener au bout, si ce n’est d’aller au bout de la journée. On est là devant sa table avec son pain beurré, avec son bol de café. Immobile, comme incrusté dans le temps, dans l’espace, dans l’espace et dans le temps. Tout est calme et tranquille. Et pourtant. Comme une angoisse. Comme une angoisse vague. Comme une vague angoisse. Un truc. Un p’tit quelque chose. C’est subtil. C’est tout petit. C’est difficile à préciser. C’est difficile à définir. C’est juste bizarre. Et pourtant. Tout est calme et tranquille. Tout est calme et tranquille. Les voitures circulent dans le même sens. Il fait beau. Comme hier et avant-hier et avant-avant-hier. Et pourtant. Il y a une inquiétude. Un peu irritante. Un peu agaçante. Une inquiétude. Et pourtant. Tout est pareil. Comme hier. Comme avant-hier. Comme avant-avant-hier. On est sur le qui-vive. On se dit que peut-être. Peut-être, il est en train de se passer quelque chose. Qu’il se passe quelque chose. Qu’aujourd’hui n’est pas hier, avant-hier, avant-avant-hier. Qu’aujourd’hui est différent d’hier, d’avant-hier, d’avant-avant-hier. Qu’aujourd’hui il y a quelque chose de différent. Tout était calme et tranquille. Mais aujourd’hui ne sera pas comme hier, comme avant-hier, comme avant-avant-hier. Quelque chose est arrivé. On se dit alors que vite reviennent hier, avant-hier, avant-avant-hier, que demain soit comme hier, comme avant-hier, comme avant-avant-hier. Que demain soit un autre jour. Un autre jour sans aujourd’hui. Un aujourd’hui dont on se souviendra avec précision. Un souvenir aussi net, aussi fouillé que certaines peintures de primitifs ou que certaines peintures hollandaises.

Mathieu Burniat

Son dernier album est paru en octobre chez Dargaud: Les Illustres de la table, soit 30 portraits de gourmets qui ont porté haut l’art de la table.

22 mars 2016, un an après: l'art comme guérison
© Mathieu Burniat

Denis Meyers

Tournaisien d’origine, l’artiste urbain Denis Meyers vit à Bruxelles depuis ses études de typographie à La Cambre. Pendant seize mois, il a investi l’ancien siège de Solvay à Ixelles pour son projet titanesque Remember Souvenir. Le bâtiment vient d’être détruit mais l’aventure se poursuit sur denismeyers.com et sur instagram.com/d6ni5m.

22 mars 2016, un an après: l'art comme guérison
© Denis Meyers

Claude Schmitz

Claude Schmitz (né en 1979) vit et travaille à Bruxelles. Il est diplômé de l’Institut National Supérieur des Arts du Spectacle (INSAS). Darius, Stan et Gabriel contre le Monde Méchant, qu’il a écrit et mis en scène, est actuellement en tournée.

22 mars 2016, un an après: l'art comme guérison
© Clémence de Limburg

Cette photo a été prise par Clémence de Limburg le 9 novembre 2015 à la veille de la première de Darius, Stan et Gabriel contre le Monde Méchant aux Halles de Schaerbeek. J’y figure en compagnie de mes acteurs et d’une partie de mon équipe artistique et technique.

Le soir du 13 novembre, nous représentons ce spectacle aux Halles. Au sortir de la salle, la rumeur se propage et on apprend sur l’instant ce qui se passe à Paris. Stupéfaction. Le lendemain, les paroles de Fernand, la chanson de Jacques Brel que Francis Soetens interprète au début du spectacle, résonnent bien étrangement: « Dire qu’on traverse Paris, dans le tout petit matin, dire qu’on traverse Paris et qu’on dirait Berlin… Et puis si j’étais l’Bon Dieu je crois que je ne serais pas fier. Je sais on fait ce qu’on peut, mais il y a la manière. » Plus tard, le 22 mars à Bruxelles, je fais l’acteur dans Bleu Bleu de Stéphane Arcas. Même stupéfaction. On décide néanmoins de jouer ce soir-là.

Aujourd’hui, au moment où j’écris ces quelques lignes, un an après ces événements tragiques, nous reprenons Darius, Stan et Gabriel contre le Monde Méchant à Paris. Ma petite communauté éphémère et hétéroclite continue de tenter de faire advenir, soir après soir, ce qui fait l’essence même du théâtre: le vivant. Il me semble que sans doute plus que jamais, l’art vivant peut trouver une place essentielle dans notre société en oeuvrant « ici et maintenant » contre ce qui est mortifère, mais surtout -car c’est à cet endroit qu’il se différencie fondamentalement de l’événementiel et de tout ce qui vise à nous terrifier sur l’instant- en proposant des réseaux de sens, de vie et de beauté qui retentissent puissamment dans les imaginaires et dans le meilleur des cas « ailleurs et plus tard ».

Max de Radiguès

Dernier album paru: La Cire moderne, avec Vincent Cuvellier, dans la collection Casterman Écritures. Max de Radiguès est également éditeur à L’Employé du Moi.

22 mars 2016, un an après: l'art comme guérison
© Max de Radiguès

Mohamed Ouachen

Cinéaste et entrepreneur culturel en 1974 à Charleroi, Mohamed Ouachen a commencé le théâtre un peu par hasard, au sein du collectif Dito’Dito. Il a notamment porté le seul en scène Rue du Croissant, écrit par Philippe Blasband, qui raconte Bruxelles dans toutes sa diversité.

22 mars 2016, un an après: l'art comme guérison

Je m’appelle Mohamed Ouachen, je suis un artiste bruxellois. J’ai fondé il y a une dizaine d’années une plateforme qui s’appelle Diversité sur Scènes et qui a comme objectif de faire la promotion des artistes à l’image de la diversité bruxelloise. À travers cette dynamique, j’ai constaté qu’il était très difficile de sensibiliser les institutions culturelles et les médias à la question de la diversité, et plus particulièrement à cette nouvelle émergence culturelle issue de quartiers populaires.

Il nous a semblé alors important, au lieu de continuer à essayer de prendre place dans les lieux existants, d’en créer.

Le Brass’Art digitaal Café est un espace culturel associatif, citoyen et artistique. Il a comme objectif d’offrir un espace connecté à l’espace public. L’idée est de réfléchir à une nouvelle manière de se rencontrer. Les artistes et l’associatif choisissent eux-mêmes leur programmation.

Le 22 mars est devenu une date symbolique. Nous l’avons choisie comme date d’ouverture officielle. Ce lieu est une solution contre le repli identitaire en luttant contre toutes les formes de préjugés et pour cela il est impératif que les gens se parlent. Des lieux qui brassent les cultures sont la meilleure manière de lutter contre le repli.

Je ne crois pas au concept du vivre ensemble, c’est tellement abstrait. Jusqu’à preuve du contraire, nous vivons ensemble à Bruxelles. Ce qui nous manque, c’est le réfléchir ensemble. Réfléchir la ville, la culture, l’économie, l’urbanisme… C’est avec toutes les composantes de notre société que l’on peut avancer et être ensemble sur le long terme. Il y a une culture dominante qui représente une petite partie des Bruxellois; il faut qu’elle s’ouvre et qu’elle arrête d’ignorer cette partie signifiante de la population bruxelloise. C’est pour cela qu’aujourd’hui on peut constater que la culture ne s’adresse pas à tous.

Il faut que les médias et les directeurs de théâtre se lancent ce défi d’intégrer dans leur espace toute la diversité qui existe dans nos villes. Ça doit être surtout riche de représentativité. Ce n’est que comme ça que cette minorité pourra se sentir représentée et se sentir chez elle en s’émancipant et en puisant toutes les richesses qui composent notre capitale.

Et de l’autre coté, il faut que les politiques aient plus de courage. Il en manque beaucoup en Belgique. On les voit sortir juste à la veille des élections et parler plus quand ils sont dans l’opposition. Il vaut mieux avoir une politique à l’image des citoyens que des citoyens à l’image du politique. C’est pour cela que je crois encore en l’humain et en sa capacité d’initier des choses. Toucher les coeurs me semble le défi de demain car pour les mentalités, ça prendra plus de temps, je le crains.

Fien Troch

La réalisatrice et scénariste Fien Troch, dont le film Home a décroché le Prix de la mise en scène de la section Orizzonti à la dernière Biennale de Venise, a été très touchée par la déclaration de Mohamed El Bachiri au lendemain des attentats de Bruxelles, qu’elle a souhaité mettre en avant dans cette carte blanche.

Dieu est grand lorsque je souris, lorsque je tends la main à toi le Juif, l’athée ou le chrétien. Dieu est grand lorsqu’on réprouve la violence et qu’on oeuvre pour la paix et l’amitié entre les peuples. Dieu est grand pour toutes les cultures et toutes les croyances. Pour tous les gens qui acceptent que chacun détient sa vérité dans un esprit de fraternité. Dieu est grand pour toi, Loubna, mon grand amour, et pour toutes les victimes qui vivront à jamais dans nos coeurs.

Extrait du message vidéo de Mohamed El Bachiri, époux de Loubna, disparue dans l’attentat de la station de métro Maelbeek.

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Témé Tan

Né à Kinshasa, Tanguy Haesevoets, alias Témé Tan, a passé la plus grande partie de sa vie en Belgique, à Bruxelles. Musicien globe-trotteur, il sortira son premier album à l’automne prochain.

22 mars 2016, un an après: l'art comme guérison
© Olivia Garcia Comorera

Ça se passe le matin de mon départ en train pour Marseille. Radio Nova m’avait invité à venir jouer pour leurs Nuits Zébrées. À mon habitude, j’avais prévu de partir quelques jours plus tôt pour rencontrer la ville avant le jour du concert.

22 mars 2016, 10:15, j’arrive à la gare du midi pour prendre mon train. Je ne suis pas en avance et il y a de la tension dans l’air. Les gens sont plus agités que d’habitude. À l’approche du quai des TGV, on nous demande à tous de rebrousser chemin et d’évacuer la gare:

« Il y a eu des attaques terroristes à Zaventem et dans la station Maelbeek! »

Je m’engouffre avec une vieille dame dans un taxi car les transports sont bloqués. Le chauffeur roule vite dans une circulation agitée comme pour s’éloigner d’une explosion imminente. Je me vois dans un film catastrophe. Pas du genre à écouter les infos de grand matin, me voilà rattrapé par l’actualité. Je reviens finalement à ma case départ, ma valise encore intacte. Mes grands frères m’appellent à tour de rôle. Ils pensaient que je prenais l’avion pour me rendre en France. Je les rassure: je n’étais pas à Zaventem…

Le reste de la journée, je reste allongé, rideaux fermés, assommé par la nouvelle.

J’appelle des proches pour voir s’ils sont sains et saufs. C’est la première fois que j’ai à faire ça pour ma petite ville. Ça m’est déjà arrivé d’appeler mes cousins à Kinshasa après des émeutes, ma famille d’accueil à Kyoto après des inondations. Jamais pour Bruxelles. Mes amis français étaient chez moi le soir des attentats du Bataclan. J’avais alors remercié le ciel qu’ils ne se soient pas trouvés à Paris ce soir-là. Le 22 mars 2016, ce sont mes proches des quatre coins du globe qui se sont inquiétés pour nous.

Le lendemain, je refais le même trajet, la peur au ventre je l’avoue. Je me dis qu’elle est finalement bien là cette nouvelle grande guerre, que le quotidien du journal parlé nous a banalisé ces attaques observées de loin.

23 mars, 10:31, Le TGV démarre et je n’ai pu serrer personne dans mes bras. Juste passer ces coups de fil pour me rassurer.

Une fois arrivé à Marseille, mon point de rendez-vous a lieu sur le « Quai des Belges ». Mes contacts marseillais me posent beaucoup de questions. J’ai l’impression d’être à la fois rescapé et déserteur. Ça me fait mal de ne pas pouvoir être dans ma ville. J’aurais aimé retrouver mes amis, partager nos ressentis. On me fait la visite guidée du Vieux Port qui m’apaise un peu. Le jour du concert arrive. Entre-temps, j’ai été rejoint par Maï Ogawa, Esinam Dogbatsé et Pablo Casella, tous Bruxellois de souche ou d’adoption. Je suis heureux de les retrouver et je les serre fort dans mes bras. Soundcheck, attente, interview puis nous montons sur scène. « On est venus depuis Bruxelles pour vous voir! » et là c’est tout le public du Moulin qui se fait entendre. J’ai ressenti quelque chose de fort. Comme une envie de conjurer le sort et de nous aider à oublier ces tristes événements le temps d’une soirée. Cette énergie nous a portés tout le concert et j’espère qu’on aura pu la transmettre à nos proches restés à la maison.

Aujourd’hui, je rentre d’une tournée européenne de trois semaines avec les Milky Chance. Sur les onze pays, c’est à Berlin, récemment frappée en plein coeur, qu’on m’a demandé comment se portait Bruxelles depuis.

J’ai répondu qu’outre les militaires en faction dans les lieux de notre vie quotidienne, la vie avait bel et bien repris et que j’aimais toujours autant la retrouver.

Nathalie Skowronek

Née en 1973, Nathalie Skowronek est l’auteur de deux romans, Karen et moi et Max, en apparence, ainsi que d’un essai, La Shoah de M. Durand. Elle vient de publier Un monde sur mesure aux éditions Grasset.

Je parlais au téléphone avec une jeune femme parisienne le jour de l’attentat à Charlie Hebdo, en janvier 2015. Nous étions sous le coup de l’émotion, impossible de ne pas évoquer l’événement, et sans être particulièrement proches, nous ne cessions de revenir sur les temps terribles que nous vivions, quelle époque, quel malheur, quel avenir. La connaissance avait lâché: « On sait bien que cela arrive partout. Mais quand ça arrive ici, chez nous, à Paris (elle avait détaché les deux syllabes), c’est terrible. » Je me souviens, j’avais été froissée, un peu, j’avais fait hum hum, mais ce n’est pas trop mon genre de me mêler des questions d’actualité et nous avions repris le fil de la conversation. En mon for intérieur, j’avais pensé à cet attentat au Musée juif qui avait eu lieu quelques mois plus tôt à Bruxelles, chez nous, et qui, chez elle, appartenait probablement au « partout ». Pour tout dire, j’y pensais précisément parce qu’il avait eu lieu chez moi, à l’entrée d’une institution qui m’était familière, dans une rue que j’empruntais régulièrement. J’aurais pu penser à l’Afghanistan, au Mali, au Moyen-Orient: cela n’aurait jamais relevé que de l’empathie un peu vague, même si sincèrement sincère, qu’on éprouve pour nos frères humains.

Il est un thérapeute que j’aime écouter en conférence. Il a un don pour raconter les histoires, il répète souvent les mêmes, cela fait partie de son charme. Il en est une que j’affectionne particulièrement. Il raconte qu’à ses débuts, écoutant ses premiers patients, menant ses premières thérapies, il souffrait beaucoup: « J’ai mal, j’ai mal pour eux, je voudrais les aider, prendre un peu de leur peine à ma charge », expliquait-il à un confrère plus expérimenté. Le confrère l’emmena dans un magasin: « Tu chausses du combien? » Il demanda à la vendeuse une paire de mocassins deux tailles trop petites, l’offrit au jeune homme: « Porte-les pendant une semaine et tu comprendras. » Le thérapeute progressa dans sa pratique. Désormais la douleur, la vraie, il l’éprouvait en lui, pour ses pieds entravés, c’est là qu’il avait mal: il venait de trouver la bonne distance pour s’occuper de ses patients.

Le 22 mars 2016, c’est arrivé chez nous, en notre sein, et quand je dis chez nous, ce n’est même pas chez moi, pas chez mes proches, pas chez des connaissances. C’est arrivé dans ma ville, dans des lieux où j’aurais pu être, que je peux me figurer, où je suis repassée depuis, une violence inouïe, inouïe aussi parce que désinvolte, des images affreuses, des bruits de sirènes dans les rues, pas à la télévision, des sms qui demandent et alors? ça va? t’es où? Il ne s’agit plus d’altruisme, de « conscience du monde », ces questions compliquées, morales, politiques, qui font aussi, il faut bien le dire, le sel de nos dîners. Les attentats chez nous sont venus bousculer notre ordre du monde. On ressent autrement quand s’estompe la distance. Soudain c’est notre tour. Soudain ce qui était dans l’air s’incarne. On est à l’intérieur, attrapés, on a notre mot à dire. Notre mot à dire? Il est triste, sonné, silencieux. Ce jour-là je participais à une table ronde sur la nécessité de la littérature. Nous nous sommes interrompus. Que peut la littérature quand la mort frappe? Nous avons rejoint la place de la Bourse à quelques pas de là. Les pre-mières personnes arrivaient. Elles regardaient autour d’elles, cherchant un visage, une parole auxquels se raccrocher. Comme nous, elles étaient hagardes. Elles écrivaient des phrases de deuil, dessinaient à la craie des formes, des fleurs, des peace sur le sol. Nous avions désormais à marquer notre propre ville puisque les attentats étaient arrivés chez nous. Je pensais à ce mot de Flaubert, cette phrase si souvent citée qui dit l’identification, l’engagement, l’empathie de l’auteur pour son héroïne: « Emma Bovary, c’est moi. » Que sommes-nous capables d’éprouver quand ce n’est pas nous qui avons mal?

Kendell Geers

Plasticien d’origine sud-africaine, Kendell Geers vit et travaille à Bruxelles depuis plusieurs années. Son travail, profondément anti-système, est actuellement visible au sein de l’exposition BXL Universel à la Centrale for Contemporary Art (jusqu’au 26 mars).

22 mars 2016, un an après: l'art comme guérison
© Kendell Geers

Scylla

Taulier du rap bruxellois, rimeur incorruptible de la scène hip-hop belge, Scylla sortira son prochain album le 31 mars.

« En tant que Bruxellois, comment te sens-tu un an après les attentats? » Cette question, une multitude de regards et de lèvres me l’ont posée, ces dernières semaines. Un seul mot me vient à l’esprit. Ma réponse tient en cinq lettres suivies d’un point d’exclamation: « VIVRE! »

Le 22 mars, à l’heure des drames, j’étais dans ma voiture en route vers le quartier Maelbeek. Je n’ai bien sûr jamais pu y accéder. Quelques jours plus tôt, je décollais pour la énième fois de l’aéroport de Zaventem pour donner un concert à l’étranger. Alors, ai-je été choqué par ce qui s’est passé 22 mars 2016? Bien sûr! Comment y être indifférent? Ces lieux nous sont trop fami- liers. Nous y voyons encore courir nos propres fantômes.

Bouleversé, donc, oui. Par contre, ai-je été surpris? (Malheureusement) non. J’avoue que pour apprendre et mettre en pratique la technique de l’autruche, je n’ai jamais été très bon élève. Pour être honnête, je me demandais même en secret quand « notre tour » viendrait. Nous sommes quotidiennement noyés d’images de conflits qui se déroulent sur la scène internationale. Nous avons été témoins des nombreux attentats en « terres étrangères ». Peut-on raisonnablement imaginer que de tels malheurs n’arrivent qu’aux autres ? Alors oui, je m’attendais à ce que nous subissions tôt ou tard les conséquences des conflits internationaux et à ce qu’ils s’exportent un jour ou l’autre sur nos « terres ».

C’est arrivé! Il y a d’ailleurs de fortes chances que ça arrive encore, nous le savons pertinemment! Désormais, la vraie question est: « Comment réagir? » Il est impératif de combattre les « causes » de ces problèmes (politique internationale, intégration sociale, reconsidérer la question spirituelle au sens essentiel et profond du terme, etc.), c’est évident. Mais il s’agit là de chantiers extrêmement longs et complexes! Combien de temps? Cinq ans? Dix ans? Quelques générations? En attendant, que fait-on?

Les Bruxellois ont été frappés dans leur intimité. Une atmosphère de deuil, de tristesse et d’angoisse a régné durant les premières semaines qui ont suivi les attentats. Un étrange silence a pris en otage tous ces lieux habituellement si bruyants. Les gens se déshabillaient mutuellement du regard. Comme si chaque personne était malgré elle reliée à un détonateur invisible. Des guirlandes de soldats et de véhicules militaires se sont mis à orner les rues. Au début, on ne voyait qu’eux. Après quelques semaines, on ne les voyait plus…

Puis, peu à peu, un réflexe naturel s’est emparé de Bruxelles. L' »envie de vivre » a progressivement repris ses droits. Elle a apprivoisé les spectres de l’angoisse qui planent sinueusement au-dessus de nos têtes pour les enfermer dans les cages de l’indifférence. Les Bruxellois se sont simplement accordés le droit d' »oublier »… pour se remettre à vivre « normalement ».

Aujourd’hui, les séquelles sont bien présentes (chute de chiffres d’affaires de commerces dans le centre-ville, victimes des attentats lâchement abandonnées par leurs assurances…). Si les « spectres de l’angoisse » logent bel et bien dans leurs cages, ces cages n’ont pas été déposées très loin de nous, et leurs barreaux ne sont pas très solides. Nous les entendons respirer. Nous savons qu’ils peuvent ressurgir à tout instant. Nous gardons donc un oeil dessus, en permanence…

J’ai modestement accepté cette tribune, sachant d’avance que je n’aurais rien d’extraordinaire à raconter. Je ne suis qu’un artiste, un Bruxellois lambda, qui compte parmi ses proches d’autres Bruxellois lambda de différentes classes sociales, origines, communautés. J’en sais suffisamment sur chacune d’elles pour ne pas succomber aux tentations de l’amalgame. Je n’ai pas la prétention de comprendre ce qui se passe, de cerner en profondeur les enjeux économiques et politiques nationaux, encore moins mondiaux. J’ai cependant des yeux, des oreilles et une intuition. Cela me permet de constater l’évidence: il existe un série de forces en présence, qui s’affrontent, et sur lesquelles nous n’avons que peu de prises. Certaines d’entre elles semblent avoir intérêt à nous diviser, pour différentes raisons. Je vois certaines personnes prêtes à jouer le jeu de cette division, ici à Bruxelles. J’ai envie de croire qu’il ne s’agit que d’une minorité.

Le contexte général laisse présager de sombres heures, peut-être. Mais de l’obscurité jaillit souvent aussi la plus belle des lumières, les plus beaux mouvements de solidarité. J’ai envie d’y croire… juste parce que l’idée me plaît! Notre vie n’a de sens que celui qu’on lui donne.

Lorsque les vents du changement se lèvent, certains construisent des murs. J’ai envie de croire qu’à Bruxelles, nous construirons des moulins à vent!

Abdel de Bruxelles

Le dessinateur sera aux commandes en mai prochain du 18e tome de la Petite Bédéthèque des Savoirs, consacré au Conflit Israélo-Palestinien, avec Vladimir Grigorieff (Le Lombard).

22 mars 2016, un an après: l'art comme guérison
© Abdel de Bruxelles

Jean-Marie Piemme et Philippe Sireuil

Jean-Marie Piemme est un écrivain et dramaturge belge, auteur notamment de Toréadors, Dialogue d’un maître avec son chien sur la nécessité de mordre ses amis et, plus récemment, L’Ami des Belges.

Philippe Sireuil est un metteur en scène belge, cofondateur du Théâtre Varia en 1980 à Bruxelles. Il est depuis cette saison directeur du Théâtre de la Place des Martyrs.

Le 22 mars 2016, Bruxelles, la ville de la zwanze et des caricoles, de la Zinneke Parade et de l’Ommegang, des plaisirs d’hiver et des embouteillages en toute saison, rejoignait le macabre inventaire des villes meurtries par le terrorisme de masse. Nous ne sommes pas sortis indemnes de ces heures sombres (en sommes-nous sortis d’ailleurs?) qui ont révélé les dysfonctionnements du feuilleté sociétal, institutionnel et politique de notre pays. Nous sommes hommes de théâtre, le texte ci-après est un extrait d’un spectacle à venir, Bruxelles, printemps noir, à l’affiche du Théâtre des Martyrs en mars 2018.

« Le matin du 22 mars, à l’aéroport de Bruxelles, il se peut qu’une certaine douceur attende les voyageurs au sommet de l’escalier mécanique qui les mène aux comptoirs d’embarquement. En tout cas, une paix de vie quotidienne est percep-tible ce jour-là, un garçon et une fille s’enlacent, une famille se réjouit, tous emportent dans leurs bagages des projets pour le lendemain, alors que dans cette même fraction de seconde, à quelques centaines de mètres de là, des vies sont brutalement sectionnées.

Le matin du 22 mars, à la station de métro Maelbeek, il se peut qu’un enfant ait jeté sa sucette par terre. Que la mère l’ait ramassée. Que d’un coup de langue elle l’ait nettoyée, replacée dans la bouche de l’enfant, qu’elle ait engagé la poussette sur l’escalier mécanique et qu’une fois en haut, cette femme ait déposé de l’argent dans la paume d’un pauvre homme. Et tant mieux si, son geste une fois accompli, elle et sa petite se sont éloignées de la station de métro, tant mieux!

Le matin du 22 mars, l’information monte à la verticale comme une fusée de mort et retombe en pluie d’angoisse sur chaque habitant. A-t-on des nouvelles de celui ou celle qui devait prendre l’avion ce jour-là? Et l’époux? L’épouse? Le père? La mère? L’enfant? Le voisin? L’ami? L’amant n’avaient-ils pas pris la ligne 5 du métro qui passe par la station Maelbeek? Ce jour-là, radios et télévisions annoncent les chiffres noirs, téléphones et textos s’activent, le personnel politique donne des conseils, les policiers et les militaires arpentent les rues. Les attentats pétrifient la ville.

Le matin du 22 mars, une question frappe chacun: que signifient les mots « vivre ensemble »? Mireille reçoit un texto, elle « allume la télé ». Elle appelle son compagnon qui boit son café dans la cuisine « Rachid, viens vite ». Ensemble, Mireille et Rachid regardent les informations. Ils sont choqués. Ils décrètent que la ville n’appartient pas aux terroristes, n’appartient pas à la violence, n’appartient pas à la bêtise, n’appartient pas à la haine, n’appartient pas au racisme, n’appartient pas à l’exclusion, n’appartient pas à la peur, n’appartient pas à la mort. Ils décident de sortir de chez eux. Le matin du 22 mars, en solidarité avec les victimes, Mireille et Rachid marchent dans la rue, calmement, serrés l’un contre l’autre. Leur volonté de marcher ensemble dans la rue dit: nous sommes d’ici et c’est ici que nous voulons vivre. Bruxelles est à nous, Bruxelles appartient à ceux qui veulent la vie. »

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