Critique livre | « Brazilian Psycho », de Joe Thomas: pourquoi c’est l’un des romans noirs de l’année

Joe Thomas est né à Hackney (Londres) en 1977. Après avoir vécu à New York et à São Paulo, il réside aujourd’hui à Londres, théâtre de sa prochaine trilogie. © oliver holms
Philippe Manche Journaliste

Avec Brazilian Psycho, fresque électrique et dantesque dans une mégalopole corrompue, le Britannique Joe Thomas fait son entrée dans la cour des grands.

Des journalistes. Des flics. Certains ripoux, d’autres intègres. Un ancien agent de la CIA devenu consultant pour un consortium. Des travailleurs sociaux. Des membres de la police militaire. Des petites frappes et dealers issus de Paraisópolis, la tentaculaire favela de São Paulo. Des hooligans d’extrême droite, supporters de Bolsonaro. Jair Bolsonaro himself. Des activistes… Une centaine de personnages animent le cœur du suffocant Brazilian Psycho de Joe Thomas. Cette fresque gargantuesque, bouillonnante et forcément violente raconte, entre 2003 et 2019, dans un contexte politique où la corruption est reine alors que le Brésil accueille la Coupe du monde de football (2014) et les Jeux Olympiques (2016), l’inévitable accession au trône du populiste de droite bien à droite Jair Bolsonaro. En faisant de São Paulo le personnage principal et la porte d’entrée de ce prodigieux roman, Joe Thomas démontre, sur base de faits réels, comment la municipalité et le pays tout entier sont gangrenés à tous les étages par la corruption, malgré la vague d’espérance apportée par Lula, président de 2003 à 2011, et sa fibre sociale.

Sympathy for the devil

Le glaçant point de départ de ce magnétique roman noir est un meurtre homophobe lors de la campagne électorale de Bolsonaro (2018), où une croix gammée est gravée sur le corps du pauvre hère. Et de remonter jusqu’en 2003 et la découverte du cadavre du directeur de la British School avec une thèse officielle (un cambriolage qui aurait tourné au vinaigre) peu convaincante pour les deux inspecteurs chargés de l’enquête. Cette solide brique de pas loin de 600 pages rappelle par son ambitieuse architecture narrative les Don Winslow, James Ellroy, David Peace et même Deepti Kapoor. Il est peut-être utile de préciser que ce Brazilian psycho, premier roman traduit en français de Joe Thomas, clôture, après Paradise City, Gringa et Playboy, sa tétralogie de São Paulo.

Je suis incapable de vous dire si les trois autres romans aux ventes désastreuses vont sortir en version française. Par contre, Brazilian Psycho est de loin le meilleur des quatre et fonctionne de manière autonome, raconte l’auteur depuis son bureau de la City, University of London où il est maître de conférences en écriture créative. Je me sens proche de Don Winslow, poursuit Joseph Thomas, dans sa manière de s’approprier des faits réels pour ensuite interroger le lecteur derrière une trame sociale. Quelqu’un a décrit Brazilian Psycho comme du “social crime fiction”. Je ne sais pas très bien ce que ça signifie sauf que oui, j’évoque la société brésilienne avec des éléments propres au roman noir parce que je ne suis pas spécialement intéressé par la traditionnelle résolution d’une intrigue qui consiste à découvrir le meurtrier à la fin du livre. J’ai toujours cette phrase de David Peace en tête qui dit que les choses se déroulent à un moment donné dans un endroit particulier pour des raisons spécifiques. Partant de ce pertinent constat, qu’est-ce que je peux raconter sur São Paulo entre 2003 et 2019? Il me faut une foule de personnages, des outsiders et des insiders pour tenter d’expliquer ce qui s’est passé dans l’Histoire de ce pays pour que quelqu’un comme Bolsonaro devienne un jour président. La trilogie de Don Winslow emmenée par La Griffe du chien est tout simplement magnifique. Ça m’a aidé à mesurer qu’il est possible d’articuler une histoire sur plusieurs années. C’est ce qu’a réussi Deepti Kapoor avec Age of Vice ou James Ellroy avec American Death Trip. L’échelle du temps et les allers-retours entre passé et présent autorisent beaucoup de liberté à l’auteur pour, au final, des romans frénétiques et intenses.” Et de préciser que “de manière générale, en tant qu’auteur et lecteur, je suis plus intéressé par des trilogies et tétralogies que par une série avec un personnage récurrent.

Trilogie tricolore

Si Joe Thomas a vécu à São Paulo huit ans pendant sa vingtaine où il enseignait à la British School dans laquelle étudiait un certain Lucas Jagger, le fils de la rockstar planétaire et de la top-model brésilienne Luciana Gimenez, c’est au Royaume-Uni, à Londres, que prend place sa nouvelle trilogie, dont le premier volet White Riot vient de sortir outre-Manche. “Suivront ensuite Red Menace et True Blue, trois titres aux couleurs de notre drapeau. Et si White Riot est emprunté au répertoire de The Clash, c’est parce que la trilogie démarre avec le concert Rock Against Racism à East London en 1978, où le groupe de Joe Strummer s’est produit.

Quels seraient donc les points communs entre São Paulo et Londres? “Une arrogance, une espèce de suffisance, quelque chose d’approchant. São Paulo est effrayante d’intensité. Ce qui n’est pas le cas de Londres. Par contre, comme New York, Bombay ou Delhi, ce sont des villes qui agissent toujours comme des aimants et qui continuent d’attirer une population cosmopolite. Je passe beaucoup de temps à Paris parce que ma compagne est franco-américaine mais c’est encore différent parce que la ville n’a pas la même taille. Un personnage de Brazilian Psycho dit que São Paulo continue d’avancer, de grandir mais trop rapidement. La vision occidentale du Brésil est celle d’un pays corrompu. Ce qu’il est d’une certaine manière, malgré le retour aux affaires de Lula. Mais si vous grattez sous la surface, vous allez trouver des dossiers peu glorieux à Londres aussi. Avec l’arrivée ces quinze dernières années d’oligarques russes, par exemple, le pays a en quelque sorte légalisé la corruption.

Brazilian Psycho, de Joe Thomas, éditions du Seuil, traduit de l’anglais par Jacques Collin, 592 pages. ****

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content