Comment les femmes changent les regards à travers les séries télé

I Love Dick, de Sarah Gubbins et Jill Soloway, nous plonge au coeur de la créativité et du désir de son héroïne. Une série féminine et féministe. © Leann Mueller
Nicolas Bogaerts Journaliste

En une poignée de séries déterminantes, quelques femmes contribuent à transformer les perceptions de la sexualité féminine, l’accorder enfin au pluriel et aborder la question du genre. Avec radicalité, poésie et intelligence. Il était temps.

L’une des conséquences heureuses de l’âge d’or des séries que nous traversons est la consécration de créatrices laissées trop souvent dans l’ombre du business ou les contre-allées de l’Histoire du cinéma et de la télévision, là où le masculin l’emporte. Les femmes et les minorités LGBT qui intègrent voire dirigent aujourd’hui les chambres d’écriture (les writing rooms, ces pools de création où naissent scénarios, personnages et dialogues) ou se voient confier le fauteuil prestigieux de showrunner ont permis l’émergence de nouvelles narrations, l’incursion dans de nouveaux territoires de fiction, la naissance d’héroïnes surprenantes parce que sans équivalent dans un univers majoritairement créé et mis en scène par des hommes. Sexualité, désir, obsessions, prisons psychiques, dominations, conditionnements sont visités en profondeur, jusqu’à l’exploration troublante des frontières entre les genres. La critique et universitaire française Iris Brey, dont le livre Sex & the Series explore et décrypte la diversité des représentations des sexualités féminines et des genres dans les séries (1), nous accompagne dans ce voyage.

Girls, girls, girls

Tout a commencé à la fin des années 90, avec l’arrivée de Sex and the City et de ses femmes libérées, entre plans cul assumés, lampées de Cosmopolitan, paires de Louboutin. Et, in fine, un conjoint bankable. « Sex and the City a été créée par un homme, Darren Star, et tournait autour de super-héroïnes qui devaient être dans une sexualité performative (surtout Samantha). La question du désir véritable ne pouvait que se dessiner en creux. C’était révélateur de ce dont on ne pouvait pas encore parler », analyse l’universitaire. Le sexe ou son absence, l’orgasme, le désir, l’identité sexuelle ne sortaient de leur tabou que pour être traités par des hommes, avec un biais certifié. Mais depuis une poignée d’années, l’essor des études de genre au sein des universités nord-américaines a ouvert la porte à des thématiques telles que l’égalité hommes-femmes, les processus de domination, l’empowerment, etc. La présence de femmes à des postes décisionnaires a joué son rôle même si, à ce stade, « on n’observe pas une énorme augmentation du nombre de femmes présentes à des postes-clés. Elles deviennent par contre plus visibles et revendiquent le fait d’être femme dans les portraits de femmes qu’elles produisent, écrivent, incarnent », poursuit Iris Brey. La série Girls de Lena Dunham a ouvert une brèche en racontant à sa manière la réalité de jeunes New-Yorkaises. Elle y a développé la sororité (déployée merveilleusement par Jane Campion dans Top of the Lake) et une parole qui ne hiérarchise pas le pénis et le vagin. Trop longtemps, d’ailleurs, l’un a pu être prononcé mais pas montré, l’autre montré mais pas prononcé. « Girls nous a prouvé qu’il y a de la place pour des femmes qui parlent sans ambages de vie sexuelle », se réjouit Iris Brey. Aujourd’hui, Sarah Treem avec The Affair, Issa Rae avec Insecure ou Fanny Herrero avec Dix pour cent créent des personnages féminins dont les forces et faiblesses ne sont pas essentialisées, dont le désir n’est pas façonné par celui des hommes,

De l’autre côté de la Manche est née la révélation Fleabag, diffusée sur Amazon l’an dernier. Phoebe Waller-Bridge raconte et incarne une jeune femme larguée par son mec et confrontée au rapport entre désir, vie et mort: « Ce portrait plus authentique, sans surenchère, ni stéréotypes, mais plein de failles et de drôlerie, avec un fond très grave, est absolument bouleversant car non formaté, rappelle Iris Brey. Le sexe n’y est pas du tout affaire de performance, il n’est même pas forcément agréable. On est dans la faille, la vraie. Il y a de l’humour et une très grande mélancolie qui n’était pas du tout assumée auparavant dans les personnages féminins. Il s’agit là d’une écriture féminine et féministe. »

Just like a woman

Peu ont jusqu’à présent réussi à laisser les femmes s’emparer de la question de leurs désirs et de ses multiplicités. C’est le pari totalement réussi par I Love Dick -Prix du Jury au festival Séries Mania à Paris-, adapté du roman éponyme de Chris Kraus. L’histoire est celle de Chris, artiste new-yorkaise qui accompagne son mari, Sylvert, parti prendre un poste de chercheur dans un bled du Texas. Là, un certain Dick (Kevin Bacon) va susciter chez elle un désir brûlant qu’elle couchera sans tabou dans des lettres incandescentes. Cet acte fougueusement masturbatoire et cathartique trouvera son passage à l’acte dans un ressort narratif impossible à décrire ici sans en diluer tout le sel. « I Love Dick est une des plus grandes séries qui existent. Ici, il s’agit d’un geste politique revendiqué et assumé », s’enthousiasme à juste titre Iris Brey. La writing room est 100 % féminine et féministe, chapeautée par Sarah Gubbins et Jill Soloway (également sur Transparent, voir plus bas). « Culturellement, insiste Iris Brey, I Love Dick se place dans une lignée de femmes artistes, fait référence à Chantal Akerman ou d’autres grandes cinéastes, pour indiquer que les femmes ont été largement effacées de l’Histoire littéraire et cinématographique. Son idée est de réhabiliter les femmes artistes qui ne sont plus étudiées. » Ainsi, ce que nous révèle I Love Dick, en nous plongeant au coeur de la créativité et du désir des femmes, n’est pas que leur point de vue est fascinant parce qu’essentiellement féminin, mais parce qu’il est nouveauté absolue dans notre tradition culturelle et notre façon de penser l’art, où les oeuvres des femmes ont été sous-estimées, si pas occultées.

The Handmaid's Tale
The Handmaid’s Tale

Adaptation toute récente du roman dystopique de Margaret Atwood, La Servante écarlate (The Handmaid’s Tale, sur Hulu) explore admirablement cette question profondément féministe de l’invisibilité. Dans une société où les hommes occupent toutes les positions du pouvoir, les places des femmes sont brutalement hiérarchisées: Épouses (femmes des dirigeants), Marthas (gouvernantes), et Servantes (reproductrices). Une fois stériles, ces dernières finissent leur vie dans des centres de traitement de déchets toxiques. Cette vision atroce pousse très loin la dénonciation de la domination masculine blanche et hétérosexuelle. Le succès qu’elle rencontre actuellement (ainsi que les indignations des milieux chrétiens et suprémacistes) repose également sur une mise en scène qui va chercher les références de l’Histoire occidentale moderne et contemporaine comme pour mieux montrer le lignage de la mise sous silence des femmes. De Girls à The Handmaid’s Tale se pose la question: qu’est-ce qu’être une femme et en quoi consistent les inégalités aujourd’hui?

Pas son genre

« Si le désir féminin a besoin de son récit, il en va de même de la lutte pour les droits des LGBT, insiste Iris Brey. Aujourd’hui un tel récit doit passer par une série s’il veut laisser une trace de l’étape historique qu’il raconte. » C’est ce qu’entreprend la minisérie When We Rise (créée par Dustin Lance Black pour ABC) qui revient sur l’Histoire des mouvements LGBT en Californie au lendemain des émeutes de Stonewall en 1969. Loin des audaces de Queer as Folk ou L World qui laissaient penser que l’homosexualité et l’abolition des normes genrées étaient acceptées du plus grand nombre, les huit épisodes prouvent à rebours qu’il y a encore besoin d’une bonne dose de pédagogie. Pourtant, les sexualités homosexuelles et transgenres bénéficient elles aussi des nouvelles représentations à l’oeuvre chez des showrunners telles que Jenji Kohan (Orange Is the New Black), Lana et Lilly Wachowski (Sense8) ou Jill Solloway (Transparent). Si When We Rise s’attache à combler les retards par l’apprentissage, celles-ci poursuivent l’effort et s’affranchissent complètement des carcans du genre pour poser des questions qui bouleversent et réconcilient ce que nous sommes, chacune et chacun, au plus profond de nous. « Transparent est la plus belle série que j’aie jamais vue », s’émeut Iris Brey. Jeffrey Tambor y incarne le personnage transgenre de Mort qui, devenu Moira à 70 ans, va déstabiliser tout un système familial et patriarcal. « Voir Moira découvrir une nouvelle vie est extrêmement touchant et révolutionnaire. En dépassant les clivages du féminin et du masculin, en posant la question du genre, on y voit éclore des choses sur les liens familliaux, la sexualité des parents, leur influence sur celle des enfants, la manière de réinventer une famille plongée dans les stéréotypes. Et c’est fait avec grâce et intelligence. » Si au départ il s’agissait d’une série de niche sur Amazon, elle a eu un écho considérable auprès del’industrie: « Sa showrunneuse est la plus importante aujourd’hui, tant elle a réussi à raconter la famille de manière fascinante, en touchant à des émotions très à vif, en incarnant des idées avec des personnages dont on se sent proche. Jill Soloway veut renverser le système patriarcal. En cela, sa série est très politique, car elle décrit un monde qui déstabilise une norme. »

Ainsi, si les normes qui entendent régler les sexualités et leurs représentations, comme les stéréotypes qui collent encore aux femmes, sont un produit d’une culture pilotée essentiellement par le « sexe fort », une autre culture est en train de lui répondre: celle dont rend compte la poignée de séries actuelles traitant de l’identité et de la sexualité des femmes ainsi que de celles et ceux qui se réunissent sous l’appellation LGBT. Faites place: c’est en elles que réside le futur.

(1) Sex & the Series, Soap éditions, 2016.

Quatre séries pour une sexualité plurielle

2012: Girls

Comment les femmes changent les regards à travers les séries télé

Culture du viol, slut shaming, inégalités, assignations de genre, sexe… en quelques saisons, Lena Dunham, 25 ans au moment de démarrer la série, a libéré une quantité de sujets essentiels à une plus juste représentation des femmes et de leur diversité à l’écran. Adulée et détestée, Girls, dont la sixième saison vient de se clôturer sur HBO, est une étape décisive vers un changement de regard et de langage.

2014: Transparent

Comment les femmes changent les regards à travers les séries télé

Après avoir travaillé sur Six Feet Under et United States of Tara, Jill Soloway s’est inspirée du coming out transgenre de son père pour écrire ce qui reste une des plus belles odes à la famille, à la sexualité et à leurs transformations respectives. Bouleversante, admirablement écrite et interprétée par Jeffrey Tambor, Moira est un des personnages les plus importants de la télévision de ces dernières années et une référence pour celles à venir.

2016: Insecure

Comment les femmes changent les regards à travers les séries télé

De et avec Issa Rae, Insecuredonne vie aux questions de sa créatrice sur la lassitude sexuelle dans le couple, la reconnaissance par le travail difficile pour les femmes afro-américaines… et la culpabilité envers une situation plus subie que choisie. L’air de rien, cette série aborde de manière intelligente et sensible la question de l’intersectionnalité, soit la présence simultanée de plusieurs formes de domination ou de discrimination dans une société. Brillant.

2016: Fleabag

Comment les femmes changent les regards à travers les séries télé

Phoebe Waller-Bridge écrit et interprète le personnage de Fleabag, proposant un regard faussement espiègle et distancé sur la sexualité. Dans des apartés face caméra, elle vous parle de sodomie, se moque de la frigidité de sa soeur, mais se retrouve dans des situations humiliantes ou absurdes qui trahissent un rapport difficile au plaisir, à la vie, à la mort. Un langage cru, une écriture ciselée et absolument touchante qui donne à la sexualité une plus juste place.

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