Un bon conseil: un peu moins d’algorithmes, un peu plus de hasard!

Martin Sheen et Sissy Spacek dans Badlands, de Terrence Malick (1973) © DR
Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

Dans un monde culturel livré aux algorithmes et aux prescriptions, quel plaisir négligé de se laisser guider par le hasard! Un coup Arturo Perez-Reverte, un coup Gérard De Villiers mais c’est moins grave que de rester dans sa bulle, estime ce Crash Test S07E29.

Je ne sais plus à quel âge j’ai vu pour la première fois Badlands de Terrence Malick mais c’était tôt et aussi à une époque où mon groupe démographique était plutôt biberonné à Star Wars ainsi qu’aux films de Burt Reynolds, Louis de Funès et Jean-Paul Belmondo. Ce fut un choc. J’ai adoré et j’adore toujours ce film, qui m’a retourné mon petit cerveau, comme on dit. Badlands a tout pour être une aventure d’action – une cavale amoureuse qui tourne mal – mais Badlands dévie et c’est peut-être bien la première fois que je voyais un film dévier à ce point. Que je prenais conscience que le cinéma pouvait offrir bien davantage que des types qui se coursent en bagnoles, se filent des torgnoles et se lancent dans des carnavals de grimaces. Je ne sais plus dans quelles circonstances exactes j’ai vu Badlands (avec mes parents? Seul en leur absence? Chez des amis en Betamax?) mais ce qui est certain, c’est que c’était sur une télévision. Et que je ne savais absolument pas à quoi m’attendre. La qualité du film et les cordes sensibles personnelles qu’il a touchées sont fondatrices de ma vénération à son égard mais le fait qu’il soit entré dans ma vie sans prévenir, sans s’annoncer, verticalement, sans que je n’en sache rien, joue probablement aussi beaucoup. Je me suis souvenu de ça cette semaine en lisant Le Peintre de Batailles d’Arturo Perez-Reverte, roman quelque peu pédant et assez violent mais aussi plutôt prenant, qui aurait fait un très bon Antonioni au cinéma. Contrairement à Badlands jadis, Le Peintre de Batailles n’a pas bouleversé grand-chose en moi, mais j’en ai malgré tout grandement apprécié la lecture. Or, il se fait que je l’ai chopé dans une boîte à livres, que je n’en savais rien et que je ne l’aurais jamais acheté en magasin.

Un bon conseil: un peu moins d'algorithmes, un peu plus de hasard!

Forcément, ça donne un peu envie de davantage m’en remettre au hasard au moment de me choisir quoi me mettre entre les deux oreilles. D’ignorer les prescriptions culturelles du moment, les algorithmes, les recommandations ciblées, les petites fiches collées aux nouveaux romans dans les librairies indépendantes. C’est qu’il devient de nos jours très compliqué de ne rien savoir d’un produit culturel tant l’information est abondante. D’un côté, tant mieux. Ça peut aider à dégager la daube. D’un autre côté, c’est assez claustro. Ça enferme dans des petites bulles homogènes. D’un côté Terrence Malick, de l’autre Burt Reynolds. Chacun chez soi et les vacherons seront bien gardés. Je n’aime pas ça du tout, moi. Quelques années après avoir vu pour la première fois Badlands, j’allais à La Médiathèque du Passage 44 et je choisissais les disques de ma semaine d’après leurs pochettes. Ce n’est qu’un peu plus tard que j’ai commencé à faire des listes par rapport à ce que je lisais dans Rock This Town, Best et Les Inrocks. À me tenir au courant, à suivre ce que radotaient les critiques. À faire des connexions, à remonter vers le Velvet et les Doors. Les pioches étaient assurées de davantage me correspondre mais le côté « si vous aimez les Smiths, vous adorerez Felt » m’a vite gavé. Parce que, justement, c’est lorsque j’embarquais tout et n’importe quoi que je m’amusais vraiment, que je m’ouvrais le plus les oreilles et que je tombais surtout sur de véritables pépites.

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Pépites que j’appréciais principalement pour le plaisir qu’elles me procuraient. Pas parce qu’elles étaient recommandées par tel ou tel gourou des médias musicaux et que c’était socialement favorisant de prétendre les aimer. Ado, j’étais plutôt de la tribu corbaque, avec mes Creepers aux pieds et le logo de Bauhaus sur mon classeur de cours. Ce qui ne m’empêchait pas d’être aussi complètement taré notamment de l’album Gang War de Prince Charles & The City Beat Band, du pur funk de bastringues découvert grâce à sa pochette assez too much. Prince Charles & The City Beat Band! Il aurait « mieux » fallu que ce soient Curtis Mayfield ou Sly & The Family Stone mais non, ce fut Prince Charles & The City Beat Band. Gang War! De la pure série B! Découverte et appréciée grâce à sa pochette! Quel prescripteur, quel curateur, quel algorithme aurait recommandé Gang War à quelqu’un qui avait alors chez lui tout Simple Minds, Bauhaus et Echo & The Bunnymen? Ces années-là, vous vouliez du funk, on vous mettait devant Prince et sa cour. Ou Michael Jackson et Quincy Jones. Sans le hasard, sans la curiosité, comment et pourquoi connaîtrais-je donc Prince Charles & The City Beat Band, moi, qui était alors un archétype du blanc-bec nioucaque?

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Je ne milite pas du tout ici pour le recours au hasard obligatoire. Les recommandations, surtout érudites, restent importantes. Les prescriptions, les contextes… C’est toujours bien de s’informer. Malgré tout, j’en reviens de plus en plus au hasard en ce moment, alors que j’ai l’impression que l’on vit dans un monde culturel où il n’est pas franchement encouragé. Je chope des bouquins dont je ne sais rien dans des boîtes à livres. J’embarque des DVD et des BD de la bibliothèque, souvent sur simple foi des jaquettes et des couvertures. Je traîne aux Petits Riens, chez les soldeurs, ces endroits où on ne sait jamais trop avec quoi on va en ressortir sous le bras. Ce n’est pas forcément à chaque fois une réussite. Parmi mes lectures récemment piochées dans des boîtes à livres, il n’y a pas que Perez-Reverte. Il y avait aussi Gérard De Villiers, que je n’avais jamais lu et m’a franchement consterné. Mais j’ai apprécié ce fait d’être consterné par un livre. Vraiment. Un bon vieux « mais c’est quoi que c’te putain de grosse merde?!? Pourquoi on ne m’a jamais dit que c’était gogol à ce point? » se fait tout de même lui aussi assez enviable dans ces environnements culturels où une grande majorité de ce qui est proposé est juste « chouette« , « pas mal« , « distrayant« . Et vite oublié. Je n’oublierai jamais Badlands, découvert par hasard à l’enfance. Je n’oublierai jamais SAS, lu par curiosité à la cinquantaine. Merci qui? Le hasard. Longue vie à lui!

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