« Tripoli sans cinémas, c’est le début de la fin »

Un cinéma abandonné à al-Zahraa, dans la capitale libyenne, Tripoli. © AFP/Mahmud Turkia
FocusVif.be Rédaction en ligne

Des sept plus grands cinémas de Tripoli, il n’en reste aujourd’hui qu’un, réservé aux hommes et aux films d’action, loin des anciennes salles où se mélangeaient les Libyens de toutes origines.

Les derniers résistants ont jeté l’éponge et cadenassé leurs portes à la fin des années 2000, avant même que le pays ne plonge dans le chaos et la guerre civile après la révolution et la mort du dictateur Mouammar Kadhafi en 2011.

Aujourd’hui, dans une ville où gronde la menace islamiste, seul le cinéma Omar al-Khayyam tente, tant bien que mal, de survivre. Mais les affiches de films ont été remplacées par des avertissements on ne peut plus clairs: l’accès au cinéma est formellement interdit aux femmes « à cause de ceux qui se livrent à des actes contraires aux moeurs et à la religion ».

A l’intérieur, uniquement des classiques du cinéma d’action, de Scarface à Die Hard, qui ne semblent pas poser de problèmes aux milices qui tiennent la ville depuis août 2014.

Pourtant, le septième art avait sa place dans cette ville riche de sa diversité culturelle et cultuelle. « Dans les années 60, nous habitions près de l’Arena Giardino (un cinéma en plein air), où il me suffisait de m’accouder à la fenêtre du deuxième étage pour regarder les films », se remémore Abdelmonem Sbeta, géologue et membre actif de la société civile de l’après-Kadhafi.

Les posters dans l'entrée du cinéma Omar al-Mokhtar, alias le Paradise, le dernier cinéma encore en activité à Tripoli.
Les posters dans l’entrée du cinéma Omar al-Mokhtar, alias le Paradise, le dernier cinéma encore en activité à Tripoli.© AFP/Mahmud Turkia

« Le cinéma était la récompense de la semaine », ajoute-t-il, « mais il fallait y aller tiré à quatre épingles. C’était la règle pour tout le monde: Libyens musulmans ou juifs, Italiens, Européens ou Américains. »

A son heure de gloire, Tripoli, surnommée « la Sirène de la Méditerranée », comptait pas moins d’une vingtaine de cinémas dont certains survivent encore aujourd’hui dans la mémoire collective.

« Mon meilleur souvenir du cinéma remonte à 1974 lorsque mes parents m’ont emmenée voir The Tamarind Seed (Top secret). Je ne crois pas avoir jamais vu une salle aussi belle, même en Europe. Tout était élégant et majestueux: des fauteuils en velours aux rideaux ornés de passementeries en passant par les panneaux en bois précieux », se rappelle Karima Leguel, une Anglo-libyenne mère de deux enfants.

Elle avait 9 ans à l’époque et Kadhafi était au pouvoir depuis 5 ans déjà. Le dictateur n’a pas fermé les cinémas, mais ce sont les mêmes films, indiens ou d’arts martiaux, qui passaient et repassaient ad nauseam. Mal fréquentées, devenues mal équipées, les salles obscures n’attiraient plus les Libyens.

Bruce Lee et karaté

Kadhafi estimait que le cinéma – forcément étranger – portait le risque « d’invasion culturelle ».

« Tripoli sans cinémas, c’était le début de la fin pour nous tous car cela allait de pair avec le déclin de la Libye », témoigne Karima.

Devant le cinéma abandonné al-Zahraa.
Devant le cinéma abandonné al-Zahraa.© AFP/Mahmud Turkia

Dans le quartier des Couturiers, près de la Place des Martyrs du centre-ville, prospérait le cinéma Royal, devenu Al-Châab (le peuple) à l’époque de l’arabisation tous azimuts menée par le régime. Aujourd’hui il n’en reste qu’un terrain vague, en passe de devenir un parking.

« Les habitants du quartier n’avaient d’autre distraction que le cinéma. Enfants, nous étions impatients d’y aller pour voir des films indiens et de karaté. Bruce Lee était notre héros », se souvient Mohamad Kamel, propriétaire d’un café fréquenté.

Waël Garamalli, un graphiste de 39 ans, a des souvenirs moins heureux. « Je me souviens être allé dans les années 80 dans un cinéma pour voir un film de karaté. Il ne m’en reste que le sentiment de malaise et de peur d’avoir été enfermé avec des voyous. Cela n’avait rien à voir avec les spectateurs du temps de mes parents. »

Abdelmonem et Waël veulent croire que l' »aridité culturelle » d’aujourd’hui ne durera pas. « Tripoli ne sombrera pas dans l’oubli. Personne ne pourra lui arracher sa joie de vivre, son élégance et son désir d’aller de l’avant. C’est inscrit dans les gènes des Tripolitains », estime Abdelmonem.

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