Laurent Raphaël

L’édito: Présumés innocents

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Le porte-conteneurs de la rentrée vient tout juste d’accoster. À son bord, toutes les nouveautés culturelles qui vont déferler en masse dans les librairies, les cinémas, les musées, les théâtres, les salons, ou directement sur les plateformes de streaming.

Confectionnées à l’abri des regards depuis des mois ou des années, souvent dans la douleur, plus rarement dans l’allégresse, certaines « marchandises » ne rencontreront que de l’indifférence, voire de l’hostilité, quand d’autres bouleverseront le cours de dizaines ou de milliers d’existences. C’est ce qui rend ce rituel si excitant. Malgré son fond(s) de commerce, la rentrée ressemble à ces jeux à la foire où l’on tente d’attraper la montre en or avec une grue aux pinces rachitiques. Même si on perd souvent, le maigre espoir d’être chamboulé par la rencontre avec une oeuvre monstrueuse l’emporte. Pour vous préparer à la déception ou, qui sait, à l’extase, nous avons coiffé notre casquette de douanier et sommes allés ouvrir les caissons métalliques pour vérifier la cargaison avant le déchargement. La semaine dernière, on déblayait ainsi déjà le terrain pour les BD, les expos, la scène, les jeux vidéo et les séries télé. Cette semaine, on poursuit les opérations avec le cinéma, la musique, la télé et la littérature, cette dernière en grande partie exilée dans le Vif pour cause d’encombrement -581 romans au compteur quand même.

Face à ce raz-de-marée artistique brassant toutes les couches sédimentaires de l’humanité, est-il réaliste de chercher à identifier une paire de chromosomes commune à l’ensemble du patchwork? A priori, l’exercice est aussi vain que de prétendre tracer une ligne droite qui reprendrait toutes les étoiles accrochées à la voûte céleste. On doit parler au minimum de bouquet de tendances, avec ici et là des passerelles, des échos par-delà les cloisons, d’ailleurs de plus en plus poreuses, qui séparent les disciplines. Comme la vision désillusionnée de l’humanité par exemple, qui imprègne au présent ou au futur aussi bien la pellicule (du Happy end de Haneke, qui prend le pouls vacillant de la bourgeoisie à travers le prisme d’une famille d’entrepreneurs calaisiens, au Faute d’amour de Zvyagintsev, qui explore les répercussions sur un petit garçon de la séparation de ses parents) que le papier (notamment les romans Notre vie dans les forêts de Marie Darrieussecq, dystopie anticipant un monde dirigé par des robots, et L’Avancée de la nuit de Jakuta Alikavazovic, romance pervertie sur fond de guerre et de surveillance électronique). Mais pour le reste, ça tire dans tous les sens: l’amour, la vie moderne, l’oppression, la famille… Et plus on prend de la hauteur, plus on a sous les yeux un maelström qui semble aussi crypté qu’un message sorti d’une machine Enigma.

u0026#xC0; une u0026#xE9;poque surconnectu0026#xE9;e, survitaminu0026#xE9;e, surarmu0026#xE9;e, surpressurisu0026#xE9;e, le continent perdu de l’innocence ne nous est jamais apparu aussi lointain et en mu0026#xEA;me temps aussi du0026#xE9;sirable.

Et pourtant, si on fait abstraction de l’emballage esthétique, qu’on se concentre sur le niveau d’émission le plus souterrain, on perçoit une matrice aux formes étrangement similaires. Cette matrice, c’est l’innocence perdue. Et c’est autour de cette pierre philosophale que la plupart des artistes imaginent des mondes et des univers à la déco singulière et non solubles pour le coup dans le collectif. Dans certains cas, il ne faut pas trop gratter pour voir apparaître cette blessure originelle. La jeunesse qui se prend le mur des désillusions est au coeur de plusieurs films à venir (comme Demain et tous les autres jours de Noémie Lvovsky, autour des joies et peines d’une gamine de neuf ans vivant avec une mère qui yoyote de la cafetière). Même son de cloche du côté des romans (le Mercy, Mary, Patty de Lola Lafon par exemple, qui montre que la fin de l’innocence peut aussi être envisagée comme une libération). Et quand le sujet a l’air ailleurs, cette question reste souvent présente sous la surface. Ainsi, quand les ados de 120 battements par minute de Robin Campillo passent à l’action, on peut y voir au premier degré une réponse à l’urgence sanitaire de la situation (le sida qui fait des ravages), mais aussi, à un niveau plus métaphorique, un refus viscéral de la jeunesse de s’accommoder du cynisme du monde des adultes.

À une époque surconnectée, survitaminée, surarmée, surpressurisée, le continent perdu de l’innocence ne nous est jamais apparu aussi lointain et en même temps aussi désirable. À défaut de pouvoir le rallier, on le convoque donc par l’imagination ou on rejoue sans fin -sous le masque du drame, de la comédie, du film d’action, du thriller, peu importe- ce moment critique où il s’évanouit pour ne plus jamais revenir. Tout part de l’intime et tout y ramène…

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