« Le motel suit vraiment l’évolution de l’économie américaine »

"Dans un premier temps, j'étais fascinée par les États-Unis mais à force d'y vivre, le vernis s'est un peu effrité", avoue Alexandra Kandy Longuet. Comme en attestent Beverly (photo) et son destin brisé...
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Avec Vacancy, poignant documentaire tourné dans l’Ouest américain, Alexandra Kandy Longuet ausculte le motel et ses laissés-pour-compte.

Elle avait tourné ses précédents documentaires As She Left et Nouvelle-Orléans, laboratoire de l’Amérique dans la Louisiane post-Katrina. C’est une nouvelle fois aux États-Unis, en Californie cette fois, qu’Alexandra Kandy Longuet s’en est allée filmer Vacancy. Un docu sur les motels mais surtout sur ceux qui y vivent.

« J’étais partie sur un film plus historique, avoue la réalisatrice française. À la base, je voulais retracer l’Histoire et l’évolution du motel à travers les XXe et XXIe siècles. Ses origines remontent à la construction de petits cabanons lors du New Deal. Les ouvriers qui aménageaient ces énormes routes y vivaient. Puis, quand les routes sont devenues fonctionnelles, on a réuni ces cabanons et ils sont devenus des motels. Le motel suit vraiment l’évolution de l’économie américaine. Mais en étant sur place, en rencontrant les gens, mon point de vue a changé. Les motels n’étaient plus ces endroits exotiques pour touristes où on se garait devant sa chambre que j’avais connus étant enfant. »

Un tas de gens y vivent désormais au mois, à la semaine. Alexandra, qui a passé une partie de son enfance aux USA, est fascinée depuis longtemps par le sujet. « Lolita, Bagdad Café, Memento … J’avais remarqué que le motel était omniprésent dans les livres et les films. Mais il n’en était jamais le sujet en soi. Il était le lieu dans lequel les choses se passaient. C’est un endroit où des événements étranges se produisent mais on en garde une image finalement assez naïve. En 2003, le philosophe Bruce Bégout lui a consacré un essai. Les éléments dont il parlait m’intéressaient. Il expliquait le motel comme un lieu de transition. Un lieu où des gens s’installent le temps de se réinventer. »

Il parlait également de sa vétusté et de la population qu’il abritait. La précarité de l’architecture et des relations sociales attirant par mimétisme des hommes et des femmes dans le même état de délabrement. « Ça m’avait beaucoup travaillée. D’emblée, c’était une notion importante. Le motel est un endroit physiquement à la marge qui attire des marginaux et qui produit de la marginalité. C’est manifeste. La chambre de Beverly, par exemple, est couverte de tags et puis il y a son corps, toutes ses cicatrices, son visage qui témoigne de toute cette vie cabossée. »

Beverly est l’un des personnages principaux de Vacancy. L’un de ces malheureux broyés par le système. Ils n’ont pas été faciles à trouver, à approcher, à faire parler. Un travail de semaines, de mois. Kandy Longuet n’avait guère choisi la Californie pour son soleil et ses plages… « Je voulais rencontrer une population qui n’est pas destinée à vivre dans des motels et qui s’y retrouve. Des gens qui ont tout perdu à partir de la crise de 2008. Des gens en transition. D’office, ça t’oriente vers l’Ouest américain. Parce que traditionnellement, c’est dans l’Ouest qu’on part refaire sa vie. »

Avec ses champs, ses vignes, ses grands parcs d’attractions et son industrie du cinéma, la Californie est un pourvoyeur d’emplois mais aussi le temple des intérims, des jobs instables et des boulots incertains. C’est l’un des États où les écarts entre les riches et les pauvres sont les plus marqués. Avec un manque criant de logements pour les moins nantis. « J’étais en contact avec un militant, défenseur des sans-abri à Fresno. Il m’a présenté un SDF qui connaissait très bien la vie des précaires, des prostituées et des macs. Mais je cherchais des gens qui vivaient en motel depuis longtemps et la population était extrêmement volatile. Certains se retrouvent en taule, se font péter la gueule, atterrissent à l’hôpital. D’autres meurent… Dès que tu peux t’extraire de ce milieu, tu t’en vas. »

À l’abandon

Outre Beverly dont on lui avait beaucoup parlé et qu’elle a reconnue sur un parking sans jamais en avoir vu de photo, Alexandra a suivi Manuel et Vern au fin fond du désert. Un autre motel. Une autre réalité. « Beverly est vraiment particulière. Elle est en dehors de ce milieu alors qu’elle en fait vraiment partie. Elle en connaît parfaitement les codes. Sa survie d’ailleurs en dépend. Mais elle a un esprit critique, une distance. Les hommes eux habitent un ancien motel à l’abandon. Il n’y a pas un chat et ils vivent dans une très grande solitude. Ils habitent côte à côte mais ils se détestent. C’est un western leur truc. Ils n’échangent rien du tout. »

La réalisatrice a passé énormément de temps à gagner la confiance de ces laissés-pour-compte du rêve américain. Elle a vécu avec eux, écouté leurs destins cabossés. « Je me suis arrêtée à un certain nombre de rencontres. Des parcours qui s’éclairaient les uns les autres. Ils ne figurent pas dans le film mais j’ai aussi suivi une travailleuse mexicaine sans papiers qui bosse dans les champs. Puis une mère qui avait tout perdu après s’être fait démolir par son ex. Elle avait subi 18 interventions chirurgicales. Fausses pommettes, fausses arcades sourcilières. Elle a passé un temps de dingue à l’hôpital, perdu son travail, sa maison. Et elle s’est retrouvée à la rue avec ses quatre gosses. »

Tous les films de la réalisatrice s’y déroulent mais aucun n’a été diffusé aux États-Unis. « Les Américains détestent les regards européens sur leur pays. Ça ne les intéresse pas. Quel que soit le sujet. De toutes façons, le motel pour eux, c’est un peu dangereux, flippant. Tout proche mais pas digne d’intérêt. J’ai cherché des films sur les motels et les gens qui y vivaient. Il n’y avait quasiment rien. Un film genre roadtrip de 1988 sur des propriétaires vraiment sympas. Un docu HBO jamais sorti en Europe… Depuis que The Florida Project (comédie dramatique de Sean Baker, sortie en 2017, NDLR) a fait un carton, les journalistes là-bas ont enfin commencé à se pencher sur la question. » Elle s’en est posé pas mal, elle, pendant le tournage. « Tu files des coups de main mais tu te demandes toujours à un moment quelle est ta place. Si tu n’arrêterais pas de faire un film pour devenir travailleur social. Ce que je peux offrir, c’est un espace d’écoute. Mais tendre un porte-voix, est-ce que ça compte? »

Vacancy, documentaire d’Alexandra Kandy Longuet. Sortie: 03/04. ***(*)

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